Les Suoni Per Il Popolo ont beau présenter trois ou quatre concerts chaque soir, rien n’empêche qu’un jeudi soir de juin, c’était une Sala Rossa comble qui s’apprêtait à recevoir deux heures de musique contemporaine. Dans le cas des deux propositions, il s’agissait de premières et c’était l’excitation de découvrir les nouveaux projets de ces artistes réputés qui avait réuni tout ce beau monde. On peut se réjouir d’un tel engouement pour les musiques innovantes, engouement qui confirme la pertinence de la série d’événements de No Hay Banda.
Sarah Davachi : No Hay Banda interprète Three Unisons for Four Voices
Le son scintillant des notes de vibraphone jouées à l’archet avait à peine joint les sons filés des cordes que l’ensemble a soudainement dû arrêter de jouer. Cette interruption venait d’un malaise de la violoniste, qui a malheureusement dû se retirer du concert pour reprendre ses forces. On avait alors entendu pas plus de cinq minutes d’une musique minimaliste, évoluant très lentement et tout en douceur.
Suite à ce faux départ, quelques minutes se sont écoulées sans que la foule sache trop ce qui se passe. Très rapidement, le pianiste Daniel Áñez a pu annoncer que le concert reprendrait avec un violoniste substitut, en la personne de Clemens Merkel du Quatuor Bozzini. Simple spectateur, le musicien s’est offert de jouer l’œuvre de Sarah Davachi au pied levé, au grand soulagement de tous. L’ensemble s’est donc attelé et a redémarré son exécution de la pièce de 70 minutes.
Décrypter quelque peu le titre de l’œuvre permet d’en mieux comprendre le fonctionnement. D’une part, l’ensemble de six interprètes était divisé en quatre groupes instrumentaux : cordes, vents, percussions et ondes Martenot (et électronique!). Les voix interagissaient entre elles en jouant un même matériau musical (d’où l’idée de l’unisson), mais avec une liberté individuelle d’exécution. Il fallait donc jouer une suite de notes dans un temps donné, sans pourtant que l’écriture soit rigide quant à la manière dont l’interprète allait se rendre à destination. Ainsi, la pièce était structurée par un chronomètre et des minutages précis en déterminaient la progression.
Perceptuellement, l’œuvre semblait émerger du silence, puis monter en densité et en intensité pendant plus ou moins une demi-heure, puis redescendre calmement vers le néant. Pour apprécier une telle musique, il fallait être attentif aux micro détails, soit les subtils changements harmoniques générés par l’élément d’improvisation. L’effet était comparable à un effet de bourdon massif dont on aurait savamment orchestré les harmoniques, à l’instar d’une musique spectrale à la Gérard Grisey ou Tristan Murail.
Malheureusement, la bien-aimée Sala Rossa n’était peut-être pas le lieu le plus propice pour s’immerger dans un tel type d’écoute. Entre les craquements de plancher, les grincements des chaises et l’action du bar, il n’était pas facile pour les instrumentistes de monopoliser l’espace sonore. L’écoute sélective de l’auditoire était donc sérieusement mise à l’épreuve, ce qui n’aidait pas à plonger avec pleine attention dans la proposition musicale. Un compromis possible aurait été d’amplifier les instruments afin qu’ils enveloppent davantage les lieux. Somme toute, Three Unisons for Four Voices invitait à plonger activement dans la matière sonore, ce que l’ensemble a communiqué avec brio. On regrette seulement les contraintes acoustiques ayant quelque peu mitigé l’effet immersif que l’œuvre aurait pu avoir.
Nadah El-Shazli + Sarah Pagé
S’il ne constituait pas la première collaboration des artistes, le duo inusité entre la chanteuse égyptienne Nadah El-Shazli et la harpiste Sarah Pagé est tout de même assez jeune. Pagé avait bien enregistré de la harpe sur l’album Ahwar d’El Shazly, paru en 2017, mais les concerts collaboratifs des deux artistes sont beaucoup plus récents.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la performance faisait grand contraste avec la première partie du concert. Les morceaux étaient chargés d’énergie et progressaient à vive allure. Les textes en arabe et le chant d’inspiration traditionnelle d’El-Shazli, modulés avec du traitement en direct et complémentés par de l’échantillonnage, se combinaient en un rendu savoureux et inédit. La chanteuse avait une excellente maîtrise des ornementations vocales et faisait bien ressortir les couleurs modales de ses mélodies.
Mais le plus impressionnant, c’était la variété des techniques vocales qu’elle employait. El-Shazly passait aisément d’une forte projection vocale, avec bien du coffre, à une voix plus vulnérable et avec très peu de souffle. Que dire des quelques cris lâchés vers le milieu du spectacle! La chanteuse utilisait également le microphone de façon créative, pour créer des effets dramatiques. Plus le micro était loin, moins la voix d’El-Shazby était traitée, ce qui lui permettait d’habiles modulations de timbre et de volume. Elle a également terminé une pièce en chantant a capella, abandonnant l’amplification pour un instant qui donnait la chair de poule.
Sarah Pagé n’était pas en reste, bien outillée de sa harpe amplifiée et d’un arsenal de pédales à effets. Au fil de la prestation, la harpiste a parcouru un grand éventail de modes de jeu, de techniques étendues et de types de traitement sonore. Sa performance était totalement dynamique, passant fluidement d’articulations rapides aux jeux de délai, en passant par les sons filés avec archet et les ostinatos d’accords pincés. Exemplaire, Pagé confirmait encore une fois la grande polyvalence de sa pratique artistique.
En somme, l’interaction entre les voix d’El-Shazly et les cordes de Pagé était un rendez-vous réussi. La prestation semble avoir été composée majoritairement de musique originale, quoiqu’au moins la dernière pièce du concert ‘Mahmiya’ ait été tirée de l’album solo d’El-Shazly. Quoi qu’il en soit, on espère bien vite pouvoir écouter un album en duo de ces deux artistes.
Crédit photo: Pierre Langlois