minimaliste / musique contemporaine / post-minimaliste

FLUX | Architek Percussions : super musique, maudite technologie!

par Frédéric Cardin

Jeudi soir était donné le dernier concert du nouveau festival FLUX. Au programme, deux œuvres d’un génie injustement oublié du Minimalisme/Post-minimalisme, Julius Eastman, ainsi que Angel’s Share de la jeune compositrice Andrea Young. 

Un destin sordide que celui de Julius Eastman, compositeur noir et queer né en 1940, incapable de trouver sa place dans le monde artistique des années 1970-1980. Le monde classique contemporain était encore difficilement accessible pour les artistes non-Blancs, et son identité sexuelle était porteuse de préjugés tenaces, surtout en période de pandémie de SIDA. Imaginez qu’il est mort abandonné, sans un sou, sans logis. Ça a pris neuf mois pour que le monde de la musique remarque sa disparition! Et pourtant, quel vision! À une époque ou ça ne se faisait pas encore vraiment, il osait fusionner les principes du Minimalisme répétitif avec des techniques liées à l’avant-garde et la musique expérimentale, mais aussi le jazz et la pop. Il était pianiste, chanteur et danseur. Si vous écoutez Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies sous étiquette Nonesuch, la voix du Mad King, c’est lui. Son militantisme personnel pour affirmer son identité noire et gaie fait figure de combat d’avant-garde. 

Plusieurs de ses compositions portent des titres sans équivoque comme Gay Guerilla (entendue hier, j’y reviens) ou Nigger Faggot. En ce sens, si son talent de créateur était apprécié, ce combat identitaire lui a valu pas mal d’incompréhension et de fermeture. Il a finit par sombrer dans l’addiction de substances narcotiques et dans l’itinérance, incapable de trouver suffisamment de contrats professionnels pour vivre. Sa course s’est terminée en 1990. 

Le Minimalisme répétitif de Eastman contient des éléments qu’on associe volontiers au Post-minimalisme actuel. Sur des pulsations continues, Eastman développe des couvertures mélodiques chromatiques, allant parfois jusqu’à l’atonalisme. Une fusion de Reich et Boulez (je caricature, mais vous comprenez) totalement unique à l’époque, et encore peu rencontrée aujourd’hui. 

Deux œuvres de Eastman étaient donc au programme. Commençons par la déception (en partie seulement) : The Holy Presence of Joan D’Arc. J’attendais avec beaucoup de fébrilité la performance de cette pièce de caractère puissant pour 10 violoncelles, construite sur une pulsation irrémédiable et rageuse, sur laquelle Eastman dessine des lignes mélodiques qui vont, effectivement, vers l’atonalisme. Il n‘y avait pas 10 violoncellistes sur scène. Ce qu’on nous offrait était plutôt la performance du seul violoncelliste torontois Amahl Arulanandam, enregistré en multipistes et en multiplans visuels, le tout projeté sur écran. Bon, l’impression de regarder une vidéo YouTube en gang m’a traversé l’esprit, mais il faut dire que dès les premières notes, Arulanandam est impressionnant, et le montage vidéo assez dynamique pour rendre le tout assez captivant (surtout grâce à la musique bien entendu! Un vrai chef-d’œuvre d’intensité émotionnelle). J’étais aspiré par dans la trame narrative viscérale de la pièce, tout allait pour le mieux, lorsque le plafond s’est écroulé. Pas littéralement, plutôt technologiquement. La vidéo s’est mise à ‘’draguer’’, comme quand on regarde un film ou joue à un jeu sur laptop/ordi table et que le réseau ne fournit pas. Heureusement, le son est resté limpide, mais la relation images/musique qui m’avait initialement happé devenait saccadée. J’ai passé le restant de la pièce (oh, les bons deux tiers) à attendre que ‘’ça revienne’’, frustré, bouillant d’envie de pitcher ledit laptop sur un mur (ça vous est déjà arrivé, non?). J’aurais pu fermer les yeux, vous avez raison. Mais je n’y arrivais plus. Le mal était fait. Était-ce la même chose pour les autres spectateurs? Je ne sais pas. Mais je suis certain que l’effet souhaité initialement par cette pièce en entrée de programme n’a pas été atteint. Les applaudissements ténus semblent en témoigner. C’est tellement dommage.

Je ne suis pas du genre à oublier la forêt pour ne regarder que l’arbre mort. Ce genre de guigne arrive. Et puis, la musique de Eastman est restée entendue tout du long, et m’a confirmé quel chef-d’œuvre porteur il a écrit avec The Holy Presence of Joan D’Arc (une partition perdue, et reconstruite à l’oreille à partir d’un enregistrement). Je ferai cette demande aux organisateurs cependant : offrez-nous encore cette pièce dans un avenir pas trop lointain, avec dix violoncellistes en chair et en os, pour que l’on puisse lui donner une nouvelle chance, qu’elle mérite entièrement, et qu’on puisse triper comme il faut. Merci d’avance.

Le programme suivait avec une pièce de Andrea Young, de Montréal, pour quatuor de percussions. Angel’s Share est une exploration synesthésique. C’est-à-dire qu’elle cherche à combiner des affects associés à un sens avec ceux d’un autre. Ici, la musique en trois mouvements est inspirée des arômes riches et complexes d’autant de Scotchs de qualité, trois rares single malts de la distillerie Ardbeg en Écosse. Sans lesdits arômes à notre disposition (quelle belle option ç’aurait été!), il est difficile, voire impossible de rendre compte pleinement de la réussite ou non de l’aventure. Même si ce n’est finalement pas le but, et que la compositrice a souhaité en faire une expérience strictement auditive, la curiosité nous emporte et on a bel et bien l’impression de rater quelque chose. D’autant plus que les trois mouvements de cette musique très fine, construite comme une dentelle abstraite et fragile, semblent plutôt interchangeables. C’est le danger de ce genre de proposition : on ne peut évoquer une synesthésie et laisser le spectateur avec une seule moitié de l’équation sensorielle. Qu’à cela ne tienne, Angel’s Share est une composition éthérée de belle facture, remplie de belles touches texturales, comme la présence de deux scies musicales.

La dernière pièce ramenait Julius Eastman à l’avant-plan avec Gay Guerilla pour quatuor de percussions et deux pianos. On pense immédiatement à Steve Reich et Music for 18 Musicians! De nombreuses similitudes rapprochent les deux pièces, mais on constate assez vite la différence fondamentale des harmonies utilisées par l’un et l’autre. Chez Reich, des harmonies ouvertes, tonalement pleines. Chez Eastman, des harmonies serrées, chromatiques, mais qui ne glissent jamais vers l’atonalisme comme dans The Holy Presence of Joan D’Arc . Gay Guerilla, malgré son titre, est finalement une pièce plus ‘’facile’’ que l’autre, mais son énergie débordante et ses marées dynamiques ascendantes et refluantes créent un discours narratif qui captive et retient l’attention. Très très plaisante et, encore une fois, un immense bijou de Minimalisme qui mérite d’être redécouvert.

La performance des musiciens était en général très bonne, même si j’ai détecté ici et là quelques écarts de synchronisation rythmique dans les épisodes les plus linéaires et groupés. Mais je chipote. 

Ce dernier concert d’un nouveau festival a été rempli de très bonne musique et nous laisse désireux d’en avoir une autre édition l’an prochain. 

crédit photos : Pierre Langlois

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