Mardi 7 février 2023, soir de première mondiale à la salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau à Montréal. Selon toute vraisemblance, c’est le 4e opéra de toute l’histoire haïtienne qui est mis en scène : La Flambeau de David Bontemps, sur un livret tiré de la pièce éponyme de Faubert Bolivar. Il est logique de constater que la métropole soit désormais un catalyseur de création savante d’origine haïtienne, étant donné la grande place que prend la diaspora de ce pays au Québec. Il faisait plaisir de voir que, un, la salle était comble, deux, la moyenne d’âge était substantiellement plus basse que dans un concert classique traditionnel et, trois, les Québécois à la peau foncée constituait une partie importante de l’assistance, je dirais même probablement la majorité. Bonne et belle soirée donc pour l’opéra local!
La musique
Si, à en juger par les commentaires glanés dans le public, la plupart des personnes présentes étaient profanes en matière lyrique, cela n’a en rien paru dans le degré et la qualité d’attention manifestés pendant les quelque 1 h 45 minutes que durait l’œuvre. Il faut dire que la musique de David Bontemps, jeune musicien aussi à l’aise dans le jazz que dans la musique savante contemporaine ou les traditions folkloriques et populaires de son pays, avait de quoi séduire. Consonante et souvent mélodique, celle-ci a offert au moins deux passages que l’on pourrait qualifier de véritables arias. Je ne serais pas surpris de les entendre un jour dans une émission de musique classique grand public.
Bontemps sait également bien utiliser le chromatisme et même très occasionnellement la polytonalité pour faire avancer le drame en cours et surtout illustrer les tensions intérieures des personnages. Si ces passages ont probablement dû être plus ardus pour les néophytes de la chose contemporaine, l’ensemble demeure éminemment compréhensible en termes dramaturgique et émotionnel, même pour des personnes peu habituées à ce genre de frottements harmoniques. Rien ici qui n’aurait pas été entendu au cinéma.
La principale habileté du compositeur est dans son sens du rythme. plus de la moitié de l’opéra se passe dans un accompagnement orchestral pulsatif, un peu dans l’esprit de la musique de film ou du minimalisme étatsunien, mais construit dans des harmonies complètes et pas uniquement arpégées. Le résultat est qu’une histoire centrée sur de longs dialogues paraît en fin de compte beaucoup plus ‘’active’’ qu’on ne se l’imaginait. Ça fonctionne très bien et particulièrement (attention : divulgâcheur) dans la scène du viol.
Les voix
L’écriture pour les voix est idiomatique, accolant des motifs récurrents (façon leitmotifs) et des univers sonores reconnaissables aux différents personnages. Monsieur, un intellectuel pétri d’idéaux républicains mais en vérité surtout imbu de lui-même, reçoit une partition faite de quelques ritournelles en apparence simplistes, se gonflant parfois d’une posture prétentieuse et même martiale (on devine le potentiel tyrannique du personnage). Madame, sa femme, semble vivre dans son propre univers en parlant aux morts de sa famille. Sa musique est également la moins séduisante, la plus tendue et tourmentée. Certains de ses passages sont peut-être ceux qui auraient bénéficié d’un resserrement dans la durée. Mademoiselle, la jeune servante qui fera les frais de l’odieuse attention de Monsieur, est celle qui reçoit les plus belles plages de tout l’opéra. Deux beaux airs lui permettent de rayonner sur tout le reste. Le premier est certainement inspiré d’une mélodie populaire traditionnelle tandis que le deuxième, à la toute fin de l’opéra, est un morceau lyrique d’une grande élégance mélodique. On s’en rappellera et on a hâte de le réentendre. L’Homme, le personnage fantastique qui arrive à la fin pour juger et condamner Monsieur, est empreint d’un accompagnement sonore imposant, sombre et tragique, comme on devait s’y attendre.
En ce qui concerne les voix, c’est la soprano Suzanne Taffot (Mademoiselle) qui remporte la palme de la vedette de la soirée. Son aisance vocale et mélodique, sa diction claire, sa voix tout simplement irrésistible, la plus belle de la distribution, a conquis le public présent. Je donnerai la deuxième place à la mezzo Catherine Daniel (Madame), parfois presque alto tellement Bontemps a fait appel à son registre grave. Un vibrato assez large et sa diction française inégale en limpidité a probablement dû rebuter une partie du public. Si la basse étasunienne Brandon Coleman avait toute la prestance et la gravité vocale pour bien établir le personnage de l’Homme, sa diction française plus que floue enlevait malheureusement de sa force dramatique potentielle. Le ténor canadien Paul Williamson se tire un peu mieux d’affaire côté langue, mais il manque souvent de puissance et n’arrive pas toujours à imposer sa présence face à l’orchestre (pourtant limité aux cordes et à un maracas!). Son timbre aigu, presque nasillard, n’était pas toujours agréable non plus. La Flambeau mérite une reprise avec deux hommes à la hauteur de ces rôles.
L’orchestre et la mise en scène
Alain Trudel dirigeait l’Orchestre classique de Montréal. Le chef a très bien découpé les lignes de la partition et bien rendu les rythmes incisifs nécessaires à la propulsion de l’action. David Bontemps a été choyé. La mise en scène, relativement dépouillée, s’appuyait sur un décor minimaliste mais adéquat : un lit, servant également de divan, comme point central, un lutrin servant de tribune à Monsieur, un meuble pour la machine à café et des livres). Des projections évocatrices sur le panneau arrière complétaient la scénographie économe mais efficace..
Malgré quelques chipotages, La Flambeau est assurément une œuvre réussie, que l’on souhaite revoir et réentendre le plus tôt possible. L’histoire, bien que campée dans le terroir haïtien, est universelle. L’hypocrisie d’une élite bien pensante ‘’faites ce que je dis, pas ce que je fais’’, la misogynie, le rapport aux ancêtres, les racines culturelles, la justice rétributrice, voilà des thèmes que tous ceux et celles présents, peu importe la couleur de leur peau et leur degré de familiarité avec la chose lyrique, ont compris viscéralement. Pour la communauté québéco-haïtienne présente, il y avait certainement un sentiment de déjà vu (rappelons-nous certains de ses dirigeants passés). Pour les Québécois ‘’de souche’’, le souvenir d’un Québec d’avant Révolution tranquille encore présent à trouvé dans la séquence du chapelet (à la fin de l’opéra, Madame raconte que Monsieur traînait tout le temps un chapelet, symbole contradictoire à la fois de civilisation et du superstition talismanique). Puis, comment douter que l’abus de pouvoir sous forme de viol d’un homme ‘’important’’ vis-à-vis une jeune femme sous-classée soit entièrement d’actualité et transportable dans n’importe quel pays du monde?
Finalement, La Flambeau est aussi une création importante et marquante historiquement pour la musique haïtienne et québécoise. C’est un nouveau trait d’union de noble stature entre deux peuples dont la destinée ici en haute latitude est probablement de n’en former qu’un seul, unique et inspirant.
La Flambeau sera enregistré par ATMA Classique, en vue d’une sortie en 2024.