Contre toutes attentes historiques, le mythe de Sun Ra (1914-1993) est l’un des plus vivants de l’histoire du jazz, mythe que l’on a une fois de plus observé ce dimanche à l’Église Saint-Denis. Reconverti provisoirement à l’afrofuturisme, le temple chrétien était rempli à capacité de trippeux de tous âges, venus y communier avec les esprits du cosmos et de la planète Saturne, d’où proviendrait symboliquement ce fameux musicien dont l’orchestre porte toujours le pseudonyme, 70 ans après sa fondation.
Né Herman Poole Blount, surnommé Sonny Blount à ses débuts comme sideman et arrangeur, ce pianiste iconoclaste fut objecteur de conscience à la Seconde Guerre mondiale. Pour cela, il fut emprisonné et la médecine carcérale le jugea schizophrène. On le lâcha dans la nature en 1942, l’animal n’en fit qu’à sa tête.
Originaire de l’Alabama, Sonny Blount menait une carrière amorcée dans les années 30 sur les routes du blues et du jazz. Installé à Chicago dans les années 40, il fut arrangeur notamment pour Fletcher Henderson et sideman pour le tenorman Coleman Hawkins. Son big band fut fondé en 1953, rebaptisé Sun Ra Arkestra en 1955. Le pseudonyme de Sun Ra s’inspirait de l’Égypte antique, dont le dieu du soleil se nommait Ra. Voyez le genre !
Dès lors, le discours du musicien était un enchaînement de paraboles intergalactiques. Bien malin pourrait affirmer si cette rhétorique relevait d’une réelle schizophrénie traversée par une rhétorique fantaisiste qu’on associe aujourd’hui à l’afrofuturisme, ou bien était-ce une façon consciente d’échapper à la réalité à laquelle Herman Blount devait faire face malgré tout – racisme, condition artistique difficile, précarité économique, rejet de ses pairs, etc. Pour l’avoir moi-même interviewé, je puis témoigner que l’énigme demeure entière.
Considéré comme très étrange à l’âge d’or du jazz moderne (bebop et hardbop), au mieux une curiosité sinon un freak show, Sun Ra inclut des séquences atonales à ses orchestrations bien avant qu’Ornette Coleman eut nommé l’approche free jazz et que Miles Davis traita Ornette de carrément débile.
Peu prisé par l’écosystème de la musique, Sun Ra persiste et signe, intègre à son œuvre le free jazz et une instrumentation audacieuse (claviers électrifiés, bidules électroniques, etc.). Farouchement indépendant, il fonde son propre label (El Saturn) et devient un pionnier de l’autoproduction. Transplanté à New York dans les années 60, il devient rapidement une célébrité parallèle, attire les beatniks et les hip cats, dont les réputés Dizzy Gillespie et Thelonious Monk. Des interprètes de haut niveau lui restent fidèle, dont le tenorman John Gilmore qui est alors pressenti pour faire partie du Miles Davis Quintet. Fin des années 60, la contre-culture en fait une figure emblématique, on vit l’Arkestra à la une du Rolling Stone.
Fin des années 60, l’Arkestra s’installa à Philadelphie, ses instrumentistes vivent tous dans la même maison, à la manière des communes hippies de l’époque.
Les décennies se succèdent, le Sun Ra Arkestra s’est produit partout dans le monde, dont plusieurs fois à Québec, Montréal et Victoriaville dans les années 70, 80, 90…. Après la mort de Sun Ra en 1993, la direction artistique est reprise par John Gilmore jusqu’à son décès en 1995. Puis par le saxophoniste alto Marshall Allen devient le grand timonier de l’Arkestra, une force de la nature aujourd’hui âgée de 99 ans ! Le bientôt centenaire ne monte plus sur scène (ou très rarement) depuis peu, on peu comprendre! Si Marshall Allen assume encore officiellement la direction du Sun Ra Arkestra, Knoel Scott (saxes alto et baryton, percussions, break dance) en est le chef sur scène, la chanteuse Tara Middleton en est la prêtresse.
Dimanche soir, une quinzaine d’instrumentistes constituaient le Sun Ra Arkestra, très majoritairement âgés mais toujours animés par les flammes solaire et saturnienne de leur défunt leader. Devant nous, un siècle de jazz défilait dans une grâce certaine et, parfois, avec une délicieuse imprécision : blues, swing, bebop, hardbop, soul, gospel, jazz brésilien, mais aussi free-jazz et autres approches expérimentales.
En fait, jamais le mythe de Sun Ra ne s’est dégonflé et le ballon vole toujours de nos têtes en 2023. Aujourd’hui les passages free de l’Arkestra sont intégrés et compris par une large part des mélomanes, bien au-delà des cercles de la musique improvisée. Comme c’est le cas depuis les années 60, les jeunes gens étaient en forte délégation à ce happening multigénérationnel comme PAN M 360 les aime, gracieuseté des Suoni Per il Popolo.
Assurément, on peut parler à la fois de coolitude et de classicisme.