Si le dramaturge allemand Jakob Lenz (1751-1792) avait su l’impact que son œuvre allait avoir sur le monde artistique après sa mort, il n’aurait peut-être pas sombré dans la démence, qui sait? En rupture avec son temps et sa société, Lenz a écrit des chefs-d’oeuvre (Le précepteur, Les soldats – dont Bernd Alois Zimmermann a fait un opéra) fortement critiques de son époque et il a, du coup, été l’un des père du mouvement Sturm und Drang au milieu du 18e siècle, lui-même un précurseur du Romantisme. Il a eu un apport substantiel, donc. La fin de sa vie a été marquée par un crescendo de provocations envers les conventions sociales de son époque, et finalement, une démence (du moins, ce fut le diagnostic de ses contemporains) qui l’amena à être enchaîné puis poussé à l’isolement total. On le retrouva mort, dans une rue.
Lenz a inspiré l’art, mais aussi les artistes eux-mêmes. Dès 1835, Georg Büchner (auteur de Wozzeck) écrivit une nouvelle sur Lenz, à partir de laquelle le librettiste de Rihm, Michael Fröhling, construisit Jakob Lenz, mis en musique par le compositeur allemand décédé en juillet 2024. L’originalité de ce livret est qu’il superpose comme des acétates invisibles les différentes couches de l’histoire de Lenz. Des éléments historiques d’abord, concernant le passage de l’auteur chez le docteur Oberlin en 1778. Puis des éléments du journal du docteur et finalement, la nouvelle de Büchner.
À travers une musique kaléidoscopique, ultra transparente, où les voix chorales se manifestent comme des spectres polyphoniques représentant la morale, l’individualité de Lenz, le remords, la peur, la défiance, etc., Rihm unifie fabuleusement bien la lecture polystratifiée du personnage historique. L’Allemand est à son meilleur dans cette écriture foisonnante de textures variées et d’expressionnisme direct et compréhensible.
Jakob Lenz est un chef-d’œuvre absolu que l’on retrouve idéalement présenté dans cette production de l’Orchestre du Théâtre national de Mannheim. Tous les solistes sont à la hauteur des exigences, mais soulignons tout de même le tour de force de Joachim Goltz dans le rôle principal. Le ténor est comme habité par ce personnage qu’on dirait aujourd’hui schizophrène. Goltz réussit à camper très justement toute la complexité psychologique de Lenz, avec ses écartèlement émotionnels et sensoriels.
À ne rater sous aucun prétexte si vous aimez l’opéra contemporain (et la musique géniale en général).