Un dernier regard sur la tradition pour mieux la détruire. Cela pourrait être le sous-titre de la Sonate pour piano no. 2 de Pierre Boulez, écrite en 1947-48. Une œuvre majeure de la musique moderne, mais aussi une grande ironie, peut-être même deux. Pour déconstruire des siècles d’héritage architectural en musique savante, Boulez a organisé un ‘’chaos’’ textural, harmonique et rythmique comme un horloger fanatique. Forme sonate, modèles rythmiques et même la fugue (symbole s’il en est un de ‘’l’organisation’’ en musique) sont ici évoqués uniquement dans l’idée de leur faire un adieu final. Le titre de Sonate utilisé comme arme subversive. Voilà pour la première ironie.
La deuxième, c’est qu’à partir de cet exercice de ‘’liberté’’ (et d’autres dans le catalogue boulézien), tout un langage musical, sonore et technique s’est imposé comme une lingua franca domonatrice et intransigeante. Pendant presque 50 ans, ne pouvait être un compositeur ‘’sérieux’’ celui qui s’éloignait substantiellement de cette nouvelle quasi-religion.
Mais bon, l’eau a bien coulé sous les ponts et nous pouvons désormais affirmer sans rire à quel point nous admirons le génie de Boulez tout autant que celui de Glass ou de Coltrane.
Et du génie, tendance fortement intellectualisante, Boulez n’en manquait pas. Quelle construction, quelle audace dans la rigueur du propos et son intransigeance conceptuelle. Le chaos maîtrisé, contrôlé, guidé. La science des ‘’douze tons’’ appliquée jusque dans sa conception rythmique, comme un contrepoint abstrait à celle des motifs musicaux qui s’entrechoquent, s’entrecroisent et s’auto dévorent et nourrissent. Tamara Stefanovich est éblouissante de maîtrise technique et discursive (oui, il y a un discours dans tous ces points et traits sonores). La dame a étudié ladite sonate avec Boulez lui-même. On peut donc dire que sa lecture est un testament d’une remarquable pertinence de cette pièce extraordinairement difficile.
La Sonate n’est que le point d’ancrage de tout le reste du programme. Stefanovich explique le fil conducteur comme suit :
Chaque pièce se bat avec la forme sonate – en l’utilisant, en l’abusant, en l’améliorant et en la remodelant dans tous les voyages créatifs qu’elles entreprennent.
Ainsi, trois sonates avides de modernisme et de cassure avec la tradition (jamais autant que Boulez, cela dit) suivent : l’Op. 1 de Hans Eisler, hommage à son professeur Arnold Schoenberg mais avec un humour tout à fait personnel; la Sonate de 1926 de Bartok, presque boulezienne dans son anti-romantisme (encore plus qu’anti-classicisme) et son absence de sentiments structurants; puis la Sonate op. 14 de Chostakovitch et sa parodie sarcastique de la sonate traditionnelle. Peut-être comme pour dorer la pilule, Stefanovich nous offre un minuscule et apaisant épilogue sous la forme d’une sonate de Scarlatti, la Si mineur K. 87.
Moment de grâce qui nous rappelle qu’on ne peut pas toujours vivre dans le rejet de la tradition, et que celle-ci existe pour la simple raison qu’elle est constituée de ce qui est 1) durable et 2) des chefs-d’œuvre qui ont été eux-mêmes, en leur temps, des révolutions.
Tamara Stefanovich déploie une vision puissante et remarquablement argumentée de ces pièces. Sa puissance sonore fait équilibre à des aptitudes poétiques, même dans les passages les plus mécanistes.
Un indispensable album de grande musique moderne.