Pays : France Label : Pentatone Genres et styles : musique contemporaine Année : 2025

Tamara Stepanovich – Organised Delirium

· par Frédéric Cardin

Un dernier regard sur la tradition pour mieux la détruire. Cela pourrait être le sous-titre de la Sonate pour piano no. 2 de Pierre Boulez, écrite en 1947-48. Une œuvre majeure de la musique moderne, mais aussi une grande ironie, peut-être même deux. Pour déconstruire des siècles d’héritage architectural en musique savante, Boulez a organisé un ‘’chaos’’ textural, harmonique et rythmique comme un horloger fanatique. Forme sonate, modèles rythmiques et même la fugue (symbole s’il en est un de ‘’l’organisation’’ en musique) sont ici évoqués uniquement dans l’idée de leur faire un adieu final. Le titre de Sonate utilisé comme arme subversive. Voilà pour la première ironie.

La deuxième, c’est qu’à partir de cet exercice de ‘’liberté’’ (et d’autres dans le catalogue boulézien), tout un langage musical, sonore et technique s’est imposé comme une lingua franca domonatrice et intransigeante. Pendant presque 50 ans, ne pouvait être un compositeur ‘’sérieux’’ celui qui s’éloignait substantiellement de cette nouvelle quasi-religion. 

Mais bon, l’eau a bien coulé sous les ponts et nous pouvons désormais affirmer sans rire à quel point nous admirons le génie de Boulez tout autant que celui de Glass ou de Coltrane. 

Et du génie, tendance fortement intellectualisante, Boulez n’en manquait pas. Quelle construction, quelle audace dans la rigueur du propos et son intransigeance conceptuelle. Le chaos maîtrisé, contrôlé, guidé. La science des ‘’douze tons’’ appliquée jusque dans sa conception rythmique, comme un contrepoint abstrait à celle des motifs musicaux qui s’entrechoquent, s’entrecroisent et s’auto dévorent et nourrissent. Tamara Stefanovich est éblouissante de maîtrise technique et discursive (oui, il y a un discours dans tous ces points et traits sonores). La dame a étudié ladite sonate avec Boulez lui-même. On peut donc dire que sa lecture est un testament d’une remarquable pertinence de cette pièce extraordinairement difficile. 

La Sonate n’est que le point d’ancrage de tout le reste du programme. Stefanovich explique le fil conducteur comme suit : 

Chaque pièce se bat avec la forme sonate – en l’utilisant, en l’abusant, en l’améliorant et en la remodelant dans tous les voyages créatifs qu’elles entreprennent.

Ainsi, trois sonates avides de modernisme et de cassure avec la tradition (jamais autant que Boulez, cela dit) suivent : l’Op. 1 de Hans Eisler, hommage à son professeur Arnold Schoenberg mais avec un humour tout à fait personnel; la Sonate de 1926 de Bartok, presque boulezienne dans son anti-romantisme (encore plus qu’anti-classicisme) et son absence de sentiments structurants; puis la Sonate op. 14 de Chostakovitch et sa parodie sarcastique de la sonate traditionnelle. Peut-être comme pour dorer la pilule, Stefanovich nous offre un minuscule et apaisant épilogue sous la forme d’une sonate de Scarlatti, la Si mineur K. 87

Moment de grâce qui nous rappelle qu’on ne peut pas toujours vivre dans le rejet de la tradition, et que celle-ci existe pour la simple raison qu’elle est constituée de ce qui est 1) durable et 2) des chefs-d’œuvre qui ont été eux-mêmes, en leur temps, des révolutions.

Tamara Stefanovich déploie une vision puissante et remarquablement argumentée de ces pièces. Sa puissance sonore fait équilibre à des aptitudes poétiques, même dans les passages les plus mécanistes. 

Un indispensable album de grande musique moderne.

Tout le contenu 360

Dalit Hadass Warshaw, Boston Modern Orchestra Project / Gil Rose – Sirens

Dalit Hadass Warshaw, Boston Modern Orchestra Project / Gil Rose – Sirens

Howard Shore/Orchestre Philharmonique de Radio France – Shore : Anthology

Howard Shore/Orchestre Philharmonique de Radio France – Shore : Anthology

Quatuor Diotima – Boulez : Livre pour quatuor

Quatuor Diotima – Boulez : Livre pour quatuor

Strat Andriotis – Exits

Strat Andriotis – Exits

Richard Reed Parry – The Actor

Richard Reed Parry – The Actor

Tamara Stepanovich – Organised Delirium

Tamara Stepanovich – Organised Delirium

Galan Trio – Embrace

Galan Trio – Embrace

Jack Van Zandt – A Chaos of Light and Motion

Jack Van Zandt – A Chaos of Light and Motion

Tommy Crane – Reality Curated: Live at Ursa

Tommy Crane – Reality Curated: Live at Ursa

Thomas DeLio – Anti-paysage

Thomas DeLio – Anti-paysage

No Hay Banda – Steven Kazuo Takasugi : Il teatro rosso

No Hay Banda – Steven Kazuo Takasugi : Il teatro rosso

Vancouver Contemporary Orchestra; Vancouver Chamber Choir – Christopher Tyler Nickel : Mass; Te Deum

Vancouver Contemporary Orchestra; Vancouver Chamber Choir – Christopher Tyler Nickel : Mass; Te Deum

Hypercube – The Force for Good

Hypercube – The Force for Good

Duo AYA – Cycles

Duo AYA – Cycles

Un 41e FIMAV en transition : Scott Thomson explique

Un 41e FIMAV en transition : Scott Thomson explique

Papillon Social Club – Dur de la feuille

Papillon Social Club – Dur de la feuille

Coalescent Quartet – The Wall Between Us

Coalescent Quartet – The Wall Between Us

Samuel Bonnet Trio – Live in Harmony

Samuel Bonnet Trio – Live in Harmony

Marc-André Hamelin; Quatuor Takacs – Dvořák & Price : Piano Quintets

Marc-André Hamelin; Quatuor Takacs – Dvořák & Price : Piano Quintets

Oktopus – Brahms, Balkans & Bagels

Oktopus – Brahms, Balkans & Bagels

Violons du Roy |  Jeux célestes pour un Bach cérémoniel

Violons du Roy |  Jeux célestes pour un Bach cérémoniel

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Carmen incarnée par Marie-Nicole Lemieux

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Carmen incarnée par Marie-Nicole Lemieux

Inscrivez-vous à l'infolettre