En octobre 2004, Bruce Springsteen et son E Street Band avaient participé à la tournée « Vote for Change », officiellement non partisane mais, dans les faits, en faveur du candidat démocrate John Kerry. Cela n’avait pas empêché le républicain George W. Bush d’être réélu le 2 novembre suivant. Seize ans plus tard, Letter to You paraît dix jours avant une élection présidentielle plus que déterminante, mais ne contient aucun hymne anti-Trump, sauf Rainmaker qui met en scène un escroc démagogue offrant de faux espoirs aux agriculteurs accablés par une sécheresse. Letter to You n’est pas non plus un album porteur de revendications socioéconomiques, comme l’a été Wrecking Ball en 2012. Ou, après sept mois de pandémie, un album d’encouragements et de réconfort comme le fut The Rising à la suite du 11 septembre 2001.
Springsteen est ailleurs, en mode autobiographique et plus que jamais en communion avec ses fans, comme le prouvent sa série de concerts « en résidence » sur Broadway et son nouvel album. Bruce continue sûrement de se soucier du sort de ses concitoyens, mais ce que le musicophile aurait tendance à oublier, vu la vigueur du bonhomme, c’est que le Boss a soufflé ses 71 bougies le 23 septembre dernier. Et qu’il a pour ennemi la dépression, sujet dont il parle ouvertement. D’où l’introspection, la reconnaissance et la nostalgie dans cet album qui aborde la musique populaire de l’intérieur.
Springsteen a donc convoqué ses comparses Roy Bittan (pianiste), Steven Van Zandt et Nils Lofgren (guitaristes), Garry Tallent (bassiste), Max Weinberg (batteur), Patti Scialfa (choriste et épouse), ainsi que Jake Clemons (saxophoniste, en lieu et place de feu son oncle Clarence) et Charles Giordano (claviériste, qui remplace feu Danny Federici), troupe dont la force cohésive réside dans ce que la plupart de ses membres jouent ensemble depuis plus de 45 ans. Durant quatre journées de novembre 2019, dans le studio du ranch Springsteen à Colts Neck, New Jersey, Bruce et son E Street Band ont enregistré Letter to You en prise directe, presque sans superposition de pistes. Springsteen a coréalisé Letter to You avec Ron Aniello, revenant à un son plus brut après les réalisations léchées de Brendan O’Brien.
Bruce a écrit la plupart des pièces en une semaine et demie après une panne d’inspiration, en avril 2019. Tout est bon, de la très délicate One Minute You’re Here à I’ll See You in My Dreams, en passant par l’autobiographique Last Man Standing et les émouvantes House of a Thousand Guitars et Ghosts (dont le motif rappelle, ironiquement, celui de la springsteenienne The Walls Came Down du groupe californien The Call, parue en 1983). Springsteen démontre, dans le septuagénariat rock, une créativité dont la pertinence n’est égalée que par Dylan et Neil Young.