Un duo alto et contrebasse? J’entends déjà les blagues bien grasses et dérogatoires. Le monde du classique est impitoyable envers ses propres marginaux, et les deux instruments joués ici respectivement par Frédéric Lambert (altiste du Quatuor Molinari) et Ali Yazdanfar (contrebassiste solo de l’OSM) trônent souvent au sommet de ladite marginalité. C’est un peu pour contrer ces préjugés maléfiques (bonne chance! Mais l’effort mérite tout de même d’être respecté) que Lambert et Yazdanfar ont eu l’idée de cet album. Iridescence, titre et terme qui ramène au concept de couleurs chamarrées et changeantes selon le point de vue, fait office de socle idéel qui a guidé le choix du programme et instille une attention auditive focalisée. En effet, si l’on pousse notre oreille à se concentrer sur le jeu de couleurs et de textures sonores réalisées au cours des cinq pièces de l’album, on comprend mieux ce que les deux excellents musiciens essaient de nous dire. L’alto et la contrebasse, ces deux mal aimés hyper discrets de l’orchestre symphonique, ne sont pas avares de surprises et de possibilités musicales et techniques tout aussi impressionnantes que les autres instruments classiques.
À part le très beau Thème Varié pour Contrebasse solo de Jean Françaix (un petit chef-d’œuvre trop méconnu), toutes les œuvres sont de composi.teurs.trices d’aujourd’hui. The Fisherstreet Duo de Evan Chambers nous transporte quelque part en Irlande dans un tout petit village digne de La Grande Séduction, où une seule rue sert d’épine dorsale à quelques maisons et trois pubs (ah ben oui, c’est l’Irlande!). C’est la raison pour laquelle Daolin (c’est son nom officiel) est aussi appelé Fisherstreet… Quelques gigues modernisées suivent une lamentation introductive et introspective en hommage à une amie de Chambers. Le Thème Varié de Françaix explore les diverses possibilités de la contrebasse de façon élégante, dans un modernisme accessible. L’instrument de Yazdanfar résonne avec agilité, et le soliste démontre sa maîtrise raffinée de l’imposant membre de la famille des violons. Duo for Viola and Double Bass de Gareth Wood est divisé en trois mouvements (Moderato-Presto-Adagio) sombres mais empreints de lyrisme.
Caroline Shaw est une jeune compositrice états-unienne en pleine ascension. Son éclectisme, l’intelligence de son propos et le modernisme ouvert et dynamique de sa plume en font un choix de plus en plus retenu dans toutes sortes de commissions d’orchestres, de solistes et d’ensembles. En plus du classique, elle est sollicitée par des vedettes de la pop comme Beyoncé. In manus tuas pour alto solo est inspiré d’un motet de Thomas Tallis et, en ce sens, est l’une des pièces les plus touchantes et inspirantes de l’album. L’interprétation de Frédéric Lambert est magique et pleine d’écartèlements texturaux qui nous transportent dans une spiritualité bouleversée et réinventée. Iridescence se termine avec Escenas del sur de Efrain Oscher, un hommage aux victimes des dictatures sud-américaines des années 1960-1970. On y entend un choc de dynamiques qui vont de l’introspection pieuse aux ciselures marcato agressives et colériques. Un théâtre d’ombres sonores qui oscillent entre le recueillement et l’expurgation émotionnelle. C’est l’une de mes découvertes préférées de l’album.
Si vous n’étiez initialement pas convaincus par cette proposition, une seule écoute rendra grâce au potentiel expressif de ces deux vilains petits canards de la lutherie classique occidentale.