Les virtuoses multi-instrumentistes de BADBADNOTGOOD n’ont peut-être pas lancé la plus récente vague de groupes jazz instrumental dominant les palmarès du genre, mais ils y ont certainement contribué. Après leur album IV en 2016, des formations comme The Comet Is Coming, Moon Hooch et Kamasi Washington ont vu leur popularité internationale monter en flèche. Ces artistes n’avaient certes pas besoin d’aide, puisque chacun d’entre eux est du calibre de BBNG. Or, IV a réuni les amateurs de hip-hop, de jazz, de rock indé et d’EDM, entre autres, cet album de BBNG contenait un peu de tout ça. IV a suscité un intérêt massif envers le jazz moderne et demeurera l’un des albums les plus influents de la décennie. Difficile d’y donner suite, donc. Talk Memory, premier album du groupe en cinq ans, passera sans doute moins bien l’épreuve du temps.
Talk Memory est loin d’être mauvais, cependant (BBNG n’a jamais fait de mauvais album). Ces musiciens sont talentueux à divers égards et savent travailler en studio, mais seules quelques-unes des huit pièces sortent vraiment du lot. Talk Memory ressemble davantage à un album de jam… parce qu’il en est un. Il est axé sur l’improvisation, tandis que IV était plutôt un album studio s’inspirant de jam-sessions, conçu minutieusement sous forme d’opus cohérent.
Chaque pièce de IV accroche l’auditeur (songeons à Chompy’s Paradise ou à Speaking Gently); on ne peut s’empêcher de fredonner les thèmes principaux des heures après les avoir écoutés. Talk Memory regorge de thèmes, mais ils se perdent parfois dans une instrumentation trop foisonnante, faute d’avoir assez d’espace pour respirer.
Signal From the Noise commence par une ligne de basse statique et du synthé planant, qui se transforment en un solo combiné au rythme effréné. Le saxophone vient ensuite amortir lentement l’intensité à l’aide de gammes ascendantes et répétitives. C’est à la fois échevelé et atmosphérique, ça ressemble vraiment aux concerts du groupe. Ceux-ci incitent d’ailleurs des spectateurs au moshing, ce qui est inédit lors de concerts de jazz. Ça se poursuit en mode jam sur Unfolding (Momentum 73), une pièce qui peine à s’ancrer, tout comme l’angoissée Timid, Intimidating plus loin.
BBNG s’est fait connaître en créant des rythmes hip-hop pour Ghostface Killah et Tyler, The Creator, entre autres. Ses membres, des musiciens de jazz aux multiples talents, savent créer des pièces prog et cinématiques; City of Mirrors pourrait servir de thème à une dystopie désertique du réalisateur Alejandro Jodorowsky. Les cordes qu’on y entend, arrangées par le compositeur brésilien Arthur Verocai, constituent l’un des moments forts de Talk Memory. Soulignons aussi le jeu de batterie de City of Mirrors et de Beside April. Cependant, cette dernière pièce semble préfigurer quelque chose d’énorme… qui ne se concrétise pas. On peut se consoler en goûtant la maîtrise des arrangements de cordes de Verocai sur Beside April (Reprise). On peut se demander comment BBNG transposera l’euphorie envahissante de ces cordes sur scène.
BADBADNOTGOOD n’a jamais été du genre à se soumettre aux exigences du grand public. Le groupe dispose d’assez d’adeptes pour faire ce qu’il veut. Est-ce approprié de comparer Talk Memory à IV? Sans doute pas, puisque IV constitue un coup de maître difficile à reproduire. De plus, BBNG fonctionne désormais en trio, puisque le membre fondateur Matthew Tavares n’y est plus. Avec ce Talk Memory qui produit un effet différent chez l’auditeur, BBNG gagnera de nouveaux fans, tandis que les anciens adopteront certaines pièces mais retourneront probablement écouter IV.