Yelle : vivre le rêve armoricain

Entrevue réalisée par Luc Marchessault

Julie Budet, alias Yelle, et son complice Jean-François Perrier (DJ Grand Marnier) prennent d’assaut la poposphère électro depuis déjà une bonne quinzaine d’années.

Genres et styles : électro-pop / synth-pop

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Quatre albums – Pop Up en 2007, Safari Disco Club en 2011, Complètement fou en 2014 et L’Ère du Verseau en septembre 2020 – , une douzaine de microalbums sortis sur le label parisien Kitsun, d’innombrables concerts et énormément de talent confèrent à Yelle un statut plus qu’enviable, chez les formations électro-pop françaises. En panne de tournées compte tenu de la pandémie, le duo demeure tout de même actif. À preuve, le formidable clip tout juste lancé pour la chanson Noir. Julie Budet a répondu aux questions de Pan M 360, directement de la baie de Saint-Brieuc en Bretagne.

Pan M 360 : L’album L’Ère du Verseau est sorti en septembre dernier, bravo pour cet excellent album et pour l’époustouflant clip de la chanson Noir, lancé tout récemment. On ne connaissait pas Rose Van Dome et Punani Jellinsky, c’est un duo d’animatrices drags?

Yelle : Exactement, elles font des vidéos et organisent des bingos, à Paris. Je connais Jules (Punani) depuis de nombreuses années, c’est un ami photographe avec qui j’ai travaillé. Je me suis mise à suivre ses vidéos avec Rose. Lors de la petite soirée de lancement de l’album, l’automne dernier, nous avions invité des gens à venir écouter quelques morceaux; il y avait Rose et Punani qui faisaient un bingo. Quand on a commencé à réfléchir à l’idée du clip, on avait envie qu’il y ait des personnages autour de moi, un peu comme des fées qui viendraient m’aider à faire cette transition vers le noir. On a tout de suite pensé à elles deux parce qu’elles forment un très chouette duo.

Pan M 360 : Le clip est très réussi. Félicitations pour votre résilience aussi, vous faites habituellement beaucoup de kilométrage en tournée, notamment aux États-Unis. Cette immobilité a dû être difficile, comme pour tous les musiciens. Vous avez tout de même fait un concert en ligne pour la chaîne ARTE?

Yelle : Oui, c’est le seul concert qu’on a donné, finalement. On avait prévu commencer une tournée à l’automne, mais pendant qu’on était dans un lieu de répétition à La Rochelle, on a appris qu’on allait être reconfinés. On a annulé la tournée, mais ce projet avec ARTE était déjà dans les tuyaux; on s’est dit qu’il fallait le faire coûte que coûte, puisqu’il fallait proposer des choses aux gens, à défaut de vrais concerts. On a rerépété, on a adapté, et voilà, mais on n’a pas fait de concerts devant public. C’est très étrange… Le concert en ligne permet de combler un peu ce moment flottant.

Pan M 360 : C’est relativement rare ou inédit, pour une formation française qui chante en français, d’avoir un succès comme le vôtre aux États-Unis. Nombre d’artistes français et québécois ont tenté l’expérience, en vain! Un groupe québécois qui chantait en français, Malajube, a légèrement percé là-bas il y a quelques années, on n’a jamais trop compris pourquoi. Votre proposition clique chez nos voisins du sud.

Yelle : C’est assez difficile à expliquer, je crois que ç’a été une corrélation de choses. Quand on a sorti la chanson Je veux te voir à l’époque, beaucoup de DJ la passaient dans les soirées, ç’a certainement aidé à introduire le morceau dans les clubs, auprès des oreilles francophones, puis à l’étranger auprès des anglophones et hispanophones. Après, on a rapidement tourné à l’étranger. On a fait quelques dates en France, puis on est partis en Australie, en Suède, aux États-Unis et au Canada. On est tombés aussi sur un tourneur d’origine allemande qui vit aux États-Unis depuis de nombreuses années, qui avait d’ailleurs volé de San Francisco pour venir nous voir à Montréal au Club Soda, en 2007 je crois. Il avait dit « Je veux vraiment vous développer aux États-Unis ». Il a cette oreille « européenne », peut-être, qui fait qu’il a su construire notre évolution là-bas. Après on a eu de bons coups de pouce, on a tourné avec Katy Perry, elle nous a grandement mis en avant. On a été « Artist of the Week » sur MTV, ce qui est assez rare pour un groupe français. Ensuite, les gros festivals comme Coachella à partir de 2008, ç’a beaucoup aidé.

Pan M 360 : J’ai lu dans une entrevue que, outre Phoenix, les groupes français qui chantent en anglais, ce n’est pas nécessairement votre truc.

Yelle : En fait, je n’ai rien contre les groupes qui chantent en anglais, mais j’aime vraiment la langue française, j’aime faire sonner le français, je crois qu’on peut s’amuser avec. Je porte un peu le drapeau à l’étranger, je me sens vraiment représentante de mon pays, ça me fait vraiment plaisir. J’aime me dire que ça fait découvrir la langue française à des gens.

Pan M 360 : Vous rejoignez, par cette conviction, Jean-Louis Murat; c’est réconfortant de constater que vous êtes bien plus jeune que lui! Nombre de représentants de la scène pop française, notamment électro-pop, chantent en français, comme The Pirouettes, L’Impératrice et Régina Demina.

Yelle : C’est vrai qu’il y a de plus en plus d’artistes français pop qui chantent en français, contrairement à il y a quelques années. Quand on a commencé en 2005-2006, peu de groupes français du créneau pop électronique chantaient en français. Aujourd’hui, c’est bien plus courant.

Pan M 360 : Vous faites partie, en quelque sorte, d’une troisième génération pop synthétique, 40 ans après Chagrin d’amour, Lio, Elli et Jacno, puis 20 ou 25 ans après les débuts de Daft Punk, Air, Justice. Et Christine and the Queens, qui chante et en français et en anglais.

Yelle: Oui, c’est vrai. Et Christine a réussi à faire le pont entre les deux langues, ce qui n’était pas évident, sur papier du moins. Je ne pourrais pas prendre un accent, mon accent anglais est terrible. Certains trouvent ça mignon, mais bon…

Pan M 360 : Lou Doillon occupe déjà le créneau « bel accent anglais », de toute façon. Côté création de chansons, est-ce que DJ Grand Marnier et vous êtes des tronches de studio, aimez-vous les vieux synthés et tout le matos?

Yelle : Il y a eu une période, au début, où on aimait les synthés des années 80 ou 90, on a eu des Electribe et des choses comme ça, puis on a épuré au fur et à mesure des albums, on s’est concentrés sur un travail d’ordinateur avec des plugiciels plutôt que des instruments. Sur L’Ère du Verseau, on est un peu revenus à des instruments; on a eu plus envie, pour la composition, de trouver quelques mélodies au piano, d’avoir une guitare. On était plus à s’amuser avec des instruments que par le passé. Mais on travaille quand même beaucoup à l’ordinateur. Jean-François (ndlr : DJ Grand Marnier) est un excellent batteur, il joue depuis qu’il a dix ans; moi j’ai fait un peu de piano quand j’étais enfant, je fais de la flûte traversière depuis quatre ans, mais je n’ai pas cette culture de composer avec un instrument. C’est un peu le clavier pour avoir des mélodies, puis j’ai mon téléphone et je chante dedans. On fait beaucoup de boucles, parfois c’est très simple, il y a un « kick », une basse, puis une petite mélodie au synthé par-dessus pour avoir l’idée, en gros. Après, on construit au fur et à mesure.

Pan M 360 : Vous n’avez pas nécessairement recours à des producteurs?

Yelle : Pas forcément, mais ça arrive parfois. Sur le morceau Peine de mort, c’est justement un producteur québécois, Mathieu (ndlr : Jomphe-Lépine), alias Billboard et, désormais, Mont Duamel, qui nous a envoyé une petite boucle. On sait que quand il travaille, il peut le faire sur des séquences assez courtes, on lui a demandé s’il avait des choses dans son ordi, dont il ne se sert pas et qui lui font penser à nous. Il nous a envoyé quelques instrumentales, et dans tout ça il y avait Peine de mort. Donc, une boucle de cinq secondes de laquelle est né le morceau. Sinon, on fait parfois appel à des producteurs à l’inverse, pour terminer les choses. Jean-François aime bien pousser les choses à 80 %, puis profiter d’un regard extérieur. Il y a Tepr (ndlr : Tanguy Destable, collaborateur de longue date) qui nous a aidés sur L’Ère du Verseau, et Voyou (ndlr : Thibaud Vanhooland) avec qui on avait collaboré pour son album. Puis Vaughn Oliver, un producteur canadien qui vit à Los Angeles, avec qui on échange des idées sous forme de fichiers. On a toujours aimé ce genre de ping-pong.

Pan M 360 : J’ai lu dans un communiqué que le Québec a joué un rôle décisif dans la création de L’Ère du Verseau. À quels égards?

Yelle : Quand on a écrit à Mathieu et qu’il nous a envoyé quelques exemples de boucles qui nous ont inspiré la chanson Peine de mort, on s’est dit que c’était trop important, qu’il fallait qu’on soit ensemble pour travailler sur ce morceau. Il fallait passer du temps à Montréal, un endroit où on se sent bien et où on a une foule de copains. Nous sommes donc partis huit jours, pour changer d’air et en nous disant « On verra bien ce qui se passera ». On a été accueillis par le Centre Phi, qui nous avait proposé d’y aller quand on voulait pour utiliser les studios. On s’y est retrouvés avec Mathieu et notre copain mixeur et matriceur Nk.F. On a aussi repris contact avec Montréal, ville qui nous avait manqué, on a rencontré des gens, dont Pierre Lapointe, c’était vraiment très chouette. Quand on est repartis de Montréal, on s’est dit « On est prêts à faire un quatrième album ». On n’avait pas encore ressenti ça, il a fallu ce voyage, cette énergie, ce lien avec des musiciens, des amis. On était dans cette espèce de bulle de bienveillance et, au retour, on était remontés à bloc, en quelques mois on a fait l’album.

Pan M 360 : Votre père (ndlr : François Budet, auteur-compositeur-interprète qui avait collaboré avec Vigneault) avait un lien assez fort avec le Québec. Est-ce que vous y êtes venue avec lui, toute petite? 

Yelle : Non, mais il en parlait abondamment, il y avait fait plusieurs séjours et nous montrait des diapositives des rues de Montréal. Je me disais, « Mais c’est les États-Unis, il y a des buildings, des grosses voitures, les rues sont larges »! Mon père avait une tendresse pour le Québec, il en parlait très souvent. Il avait repris La Manic de Georges Dor. Les premières fois où nous sommes allés y jouer, il était très content pour nous. Il nous demandait si nous étions allés sur telle rue ou dans tel quartier. 

Pan M 360 : Qu’écoutez-vous ces jours-ci, en musique franco ou autre?

Yelle : Il y a cet album de rap, Modus Vivendi du groupe 070 Shake, découvert par hasard, que j’ai commencé à écouter il y a un an pendant le premier confinement, que j’avais mis de côté et auquel je reviens ces jours-ci. Et un rappeur français, Zed Yun Pavarotti, que j’ai découvert sur le plateau de Quotidien, une émission de télé. J’aime bien une chanteuse belge qui s’appelle Iliona, puis Joanna, une Rennaise, donc on se connaît un p’tit peu et son premier album sortira en mai, j’ai hâte. J’ai récupéré la collection de vinyles de mon père il y a quelque temps; j’y ai trouvé un album de Joni Mitchell, Ladies of the Canyon. J’ai redécouvert Joni et je l’écoute abondamment, c’est de la musique qui m’apaise. Je suis contente de découvrir des artistes comme ça, folk, presque de la musique traditionnelle de chez moi; j’ai beaucoup écouté Roland Becker, un musicien breton qui mélange le traditionnel et le jazz. La musique me bouleverse encore.

Pan M 360 : Je suis un très grand fan de Christophe Miossec; j’ai lu votre entrevue croisée avec lui dans les Inrocks, est-ce qu’une collaboration entre Yelle et lui serait possible?

Yelle : Pourquoi pas, je lui ai dit d’ailleurs quand on s’est vus pour les Inrocks. Ç’a été une super journée. On habite pas très loin l’un de l’autre, mais on se voit rarement. C’est quelqu’un que j’admire et j’y ai souvent pensé. Je crois que c’est la chanson qui nous fera nous rencontrer. Je n’aime pas forcer les choses. Quand ce sera mûr, ça arrivera. En même temps, il a ce truc qui m’impressionne, faudrait vraiment que je prenne mon courage à deux mains!

Pan M : Les clips revêtent une importance indéniable dans votre œuvre, vous y apportez énormément de soin, vous avez recours à des réalisateurs chevronnés.

Yelle : C’est vrai qu’on a toujours aimé travailler l’image et raconter des histoires visuelles. En plus, puisqu’on ne peut faire de concerts, ça nous permet de garder un lien avec le public. Avec le duo Giant – Giorgio Martinoli et Antoine Poulet –, qui a réalisé les clips de Noir, Vue d’en face et J’veux un chien, on se comprend tout de suite, il y a une bonne équipe autour. C’est hyper-relaxant de travailler avec eux, on est très contents, on a de très bons retours sur les clips.

Pan M : On a très hâte de vous revoir au Québec, sans doute pas cet été, mais le plus tôt possible. Peut-être au Coup de cœur francophone à l’automne?

Yelle : Ce qu’on imagine pour l’instant, en matière de tournée au Canada et aux États-Unis, c’est plutôt en début d’année 2022. Si les choses reprennent bientôt aux États-Unis, il y aura peut-être embouteillage à l’automne. Notre tourneur nous a dit « On va y aller tranquille, on va attendre de voir comment ça se passe ». Et ça nous prend un visa de travail, on espère que ce sera moins compliqué sous l’ère Biden.

Pan M : Bravo encore et merci infiniment Yelle, à bientôt j’espère!

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