L’âme métissée de Senaya ne meurt pas

Entrevue réalisée par Alain Brunet

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Depuis ses débuts en tant que chanteuse, autrice et compositrice, Senaya magnifie le métissage humain à travers sa musique. Née de père sénégalais et de mère guadeloupéenne, l’artiste montréalaise avait connu un beau départ québécois au début des années 2000, suivi d’un premier album chez Audiogram. Pour diverses raisons, Senaya ne put capitaliser sur cette rampe de lancement et dut rester à se débattre dans le maquis culturel jusqu’à cet hiver 2023, trimestre de sa relance avec un nouvel album paru sous l’étiquette Disques Nuits d’Afrique : Soûlkreôl Vol. 1. Roots//Racines, rendu public le 24 février dernier. Elle en cause à PAN M 360 avant de reprendre le chemin de la reconnaissance vers les grandes ligues.

PAN M 360 : On n’avait pas entendu parler de vous depuis un  moment.  Que s’est-il passé jusqu’à celui-ci? 

SENAYA : Oui, je n’ai pas sorti d’album depuis 18 ans. Ça va vite quand même. Qu’est ce qui s’est passé? Il s’est passé beaucoup de choses. Il s’est passé la vie. J’ai vécu une dépression, j’ai dû élever ma fille, je suis une maman monoparentale. Donc, il y a la vie aussi. Il s’est passé que je me suis remise en question par rapport à l’industrie de la musique, quelle était ma place en tant qu’artiste, en tant que personne, tout simplement, qui veut en faire son métier, qui croit en son talent aussi, à ses capacités. J’ai dû aussi apprendre comment était l’industrie musicale. Où je me situais? Est ce que je continuais avec cette même forme de signature avec un producteur indépendant qui avait signé avec Audiogram ou est ce que je devais me détacher de cette structure? J’ai dû apprendre les rouages du métier aussi, apprendre à mieux utiliser ma guitare, apprendre à mieux écrire, me perfectionner finalement. Toutefois, je n’ai jamais quitté la scène. C’est juste que vous ne me voyez pas dans les événements médiatisés. 

PAN M 360 : Une vie professionnelle plus discrète, somme toute.


SENAYA : Voilà, c’est ça. Ce n’est pas parce que quand les gens ne vous voient plus dans le mainstream que vous n’existez pas. Alors que j’étais là en parallèle, j’ai toujours fait des spectacles. Je suis allée au Mexique, je suis allée à Dakar, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en Guadeloupe.  En 2016, où j’ai obtenu une bourse du Conseil des arts du Canada pour me permettre de pouvoir étudier les musiques traditionnelles de la Guadeloupe. L’idée était d’étudier autant le zouk, toutes les musiques, le qadri, le gwoka, la biguine, etc.

PAN M 360 : Le gwoka, l’essence même de la musique guadeloupéenne, est beaucoup plus vaste et complexe qu’on ne le croit.

SENAYA : Voilà, c’est beaucoup plus complexe qu’on pense, exactement. Plus ouvert et plus riche. Ouh là là! Je me suis dit alors que ma petite bourse, d’abord, ne me permettrait pas de rester assez longtemps pour apprendre. J’ai commencé cette recherche, j’ai rencontré des gens du gwoka, notamment la famille Geoffroy à Sainte Anne, qui est quand même René Geoffroy et son fils Jonathan Geoffroy, le groupe Kaladja, finalement, qui est quand même un grand fer de lance de cette musique. J’ai finalement rencontré plein de gens du milieu du gwoka, j’ai commencé à penser à créer des chansons autour de ce style. En 2019, j’ai obtenu aussi une bourse de FACTOR qui finançait mon album à 75 %. Et donc le reste, ça sortait de ma poche.  

PAN M 360 : Comment avez vous gagné votre vie au juste ? En plus des petites bourses et des petits engagements, avez vous eu d’autres emplois ?

SENAYA : Bien sûr, je suis aussi prof de français. J’ai eu à prendre des contrats pour m’en sortir. Ce n’était pas facile financièrement, il y a aussi cette réalité. Au final, ces bourses me poussent un peu. Je me sens honorée qu’on m’accorde cette confiance. C’est comme ça que je le prends.  On pense qu’il y a quelque chose, qu’il y a des possibilités, que je suis sérieuse dans ma démarche. C’est comme ça que cet album est né. 

PAN M 360 : Quel est le  fil directeur de  cet album?

SENAYA :  Le soûlkreôl, c’est l’âme métissée , c’est la direction artistique des neuf chansons de cet album.


PAN M 360 : Vous avez des origines à la fois sénégalaises et antillaises, cela se traduisait fidèlement dans vos chansons lorsqu’on vous a découverte à l’époque. C’est toujours le cas?

SENAYA : C’est exact. Mon père est du Sénégal, je suis née au Sénégal et ma mère est de la Guadeloupe. J’ai aussi vécu dans les deux régions, et j’ai fait mon université en Martinique. J’ai aussi vécu en Côte d’Ivoire, donc j’ai è la fois cette perspective africaine et afro-caribéenne. Je suis autant afro descendante qu’africain. J’aime à dire que je suis un double expresso.

PAN M 360 : Sans crème.

SENAYA : Oui, sans crème ! (rires)

PAN M 360 : Établie à Montréal depuis plusieurs années, vous sentez-vous aussi Nord-Américaine avec le temps passé? 

SENAYA :  Je ne pense pas. Pour moi, c’est encore l’Afrique et les Antilles. C’est kif kif. C’est intéressant, car ça me permet de faire le pont. Parce que je me suis rendue compte que je faisais le pont entre les gens des Amériques et de l’Afrique, deux mondes très différents malgré tout. Les Afro-descendants des Antilles, ça fait quand même des siècles qu’ils sont partis. L’africanité est restée mais c’est un lointain souvenir qui maintenant rejaillit avec la modernité, parce que tout le monde voyage. Il y a plein d’Afro-descendants qui vont en Afrique pour mieux voir d’où ils viennent. On n’est plus dans la même réalité qu’il y a un demi-siècle, mais ça reste quand même différent. 

PAN M 360 : La planète rapetisse sans cesse néanmoins, vous faites partie de ces artistes qui tissent des liens.


SENAYA :  Je m’en me suis rendue compte sans le chercher. De par qui je suis, je suis en mesure de comprendre les deux et de créer ces liens. Je peux expliquer aux Africains ce qu’est un afrodescendant et je peux expliquer aux afrodescendants, aux Guadeloupéens plus spécifiquement, ce que c’est que d’être africain. Les nuances, la subtilité, la différence des cultures, bien que la racine soit la même. C’est de ça dont parle ma musique. Le soûlkreôl et l’âme métissée, c’est aussi prendre la personne comme elle est, sans avoir peur des différences.

PAN M 360 : Maintenant, au delà du cadre « théorique » de votre trajectoire, si on parle de la création du dernier album, de quelle façon vous y êtes-vous prise par rapport à ce que vous aviez accompli auparavant?

SENAYA :  C’est allé de façon très racine. Ma direction, comme je vous dis, c’était déjà le soûlkreôl , donc métissée dans l’idée de l’écrivain et philosophe martiniquais Edouard Glissant, c’est-à-dire des cultures qui cohabitent et qui se mettent progressivement ensemble pour créer quelque chose d’autre, finalement, quelque chose à l’origine de l’âme métissée. Alors ce « volume 1 »  de cette série d’albums à venir est  « roots » au sens d’ancrer, fixer solidement cette culture métissée. Je suis ancrée dans mes racines et mes racines africaines et afro-antillaises.  Sur cet album, cependant, l’accent est plus mis sur les Antilles, sur le créole, parce que j’ai eu à étudier quand je suis allée en Guadeloupe avec cette bourse du Conseil des arts du Canada.  Donc il y a surtout du créole mais il y a aussi l’Afrique. Il y a neuf morceaux, neuf chansons, neuf facettes du  , de mon âme métissée.

PAN M 360 : Un premier aperçu de cette déclinaison?

SENAYA : Je peux vous parler du premier single et vidéo, Alé (Voyé Lymiè). Cette chanson a été créée sur la base du gwoka, à l’intérieur on a mis le bouladjel  de la famille Kan’nida, percussion de bouche faite spécifiquement pour mimer le boula, un rythme du gwo ka, ça n’appartient qu’à la Guadeloupe. J’ai aussi travaillé avec un réalisateur là-bas, Serge Popotte, qui a travaillé sur les arrangements et le côté électro, la basse et les percussions, le mas à Saint-Jean qui est basé sur le mendé, un rythme du gwo ka. Alors cette chanson donne l’atmosphère générale de l’album  mais en même temps chaque chanson est unique.

PAN M 360 :  Prenons un autre exemple?

SENAYA : Prenons See-Line Woman qui a été faite à Montréal. J’y utilise aussi  les techniques du bouladjel et se veut aussi un hommage à Nina Simone qui a déjà séjourné en Guadeloupe et chanté sur la place de la Victoire. Je l’avais vue lorsque j’étais petite, sans trop savoir qui elle était et qu’elle deviendrait une inspiration pour moi, car j’avais l’impression que Nina Simone c’était aussi très Afrique. Alors  j’ai voulu lui rendre un hommage avec cette chanson See-Line Woman. Et donc je me suis dit que ce serait intéressant de mettre du gwo ka dedans. Et c’est ce que j’ai fait.

PAN M 360 : Encore un autre?

SENAYA :  Ensuite, je vous parle de  Dé Moun Ki Émé Yo, qui est très folk créole et dans laquelle j’ai mis la kora mandingue de Zal Sissokho et aussi du violoncelle et l’harmonica de Pierre Pascal. C’est en créole également.

PAN M 360 : C’est donc antillais mais aussi africain et montréalais.

 
SENAYA : Voilà, exactement. Et je trouve ça merveilleux.  Sinon, il y a Aduna Gneupakobok, une chanson en wolof. Je l’ai écrite pour les migrants sénégalais qui partent en mer sur des marques de fortune pour rejoindre l’Europe parce qu’ils n’ont plus d’espoir dans leur propre pays.

PAN M 360 : En somme vous essayez d’incarner vos identités multiples dans cet album, qui se veut un retour en force.
SENAYA : Soûlkreôl, c’est effectivement une façon poétique de dire « Mais en fait, je suis tout ça. Je suis moitié femme, moitié lionne, Guadeloupéenne et Sénégalaise. Je suis dans ces cultures et je suis plus que ça, étant la somme de mes voyages, de mes rencontres, de Montréal où j’habite, etc.  Et c’est ça qui fait l’âme métissée, qui fait le soûlkreôl. Et donc, partant de là, je suis un être métissé mais au fond, nous le sommes tous tout en étant uniques, comme le sont nos empreintes digitales.

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