Rencontre lumineuse au Sommet soufi

Entrevue réalisée par Alain Brunet

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Pour sa soirée de clôture ce samedi, le Festival du monde arabe de Montréal suggère à son public une rencontre au sommet du soufisme, dont la poésie et la musique sont au coeur de l’art sacré musulman. Plus généralement, le soufisme est désigne les pratiques mystiques de l’Islam visant la connexion avec le divin. 

Pour ses adhérents, le soufisme est une voie d’élévation spirituelle, dont les rites artistiques sont pratiqués par des confréries réparties dans plusieurs pays musulmans et au sein de la diaspora des populations musulmanes transplantées en Occident. 

Le soufisme n’est pas sectaire, bien au contraire il se trouve aux sources de l’humanisme non violent, comme c’est le cas des formes les plus subtiles au sein des plus grands courants religieux. Pacifiques jusquau bout des ongles, les adeptes soufis pratiquent la forme la plus ouverte et la plus tolérante de l’Islam, ils ne prônent rien d’autre que l’amour et la tolérance à travers leurs convictions mystiques et ésotériques.

Voilà pourquoi quiconque, toutes religions ou orientations philosophiques confondues, peut y trouver son compte, si ce n’est que pour la contemplation béate de ces superbes musiques et poésies séculaires.

Ainsi, les chanteurs Khaled Alhafed (Syrie), Abdelkarim Shaar (Liban), Mushfiq Hachimi (Afghanistan), Habib Hoseini (Iran) et la chanteuse Abir Nasraoui (Tunisie) sont réunis sur un même plateau à ce Sommet Soufi, présenté ce samedi 13 novembre au Rialto.

Pour nous en parler, la chanteuse et animatrice Abir Nasraoui nous explique sommairement ce monde de beauté qui la fascine tant.

PAN M 360 : Nous connaissons le soufisme, soit la forme la plus sophistiquée et la plus sage du mysticisme musulman, mais nous avons besoin de vos lumières pour approfondir davantage à la veille de ce concert spécial. Commençons par cette question : combien y a-t-il de traditions soufies en tout et partout? 

Abir Nasraoui : On ne peut pas prendre le soufisme dans un rapport qualitatif ou quantitatif. Dans l’absolu, le soufisme est un chemin vers Dieu/ Allah. Le soufi est cet adorateur de Dieu. Le soufisme est une fusion avec le divin à un tel point que toutes les distances disparaissent. On est vraiment en fusion, en symbiose avec le divin. Après, je ne peux pas dire qu’il y a 10, 12 ou 30 ou 100 chemins. Les chemins vers Dieu sont tellement multiples, larges et diversifiés que l’on ne peut les limiter à un nombre précis. Ce n’est juste pas possible! Chacun vivrait le soufisme à sa manière, je veux dire entre les lignes que chacun vivrait cette fusion et cette symbiose à sa manière. Comme le dit le grand poète soufi Ibn Arabi (1165-1240), il y a plein de chemins vers Dieu mais ils passent tous par l’amour. J’ai d’ailleurs moi-même travaillé sur un projet de musique intitulé Au cœur du soufi. Pourquoi un tel titre? Parce qu’il n’y a pas de place pour la haine dans le soufisme, il n’y a que l’amour vers les êtres et la nature créés par Dieu. Et aujourd’hui, qu’est-ce qu’on a besoin d’amour! Le soufisme, c’est l’amour, tout simplement.

PAN M 360 : Les musiques et chants sacrés de l’Islam sont-ils essentiellement concentrés dans le soufisme? Sinon quelles sont les différences entre les rites musicaux ou poétiques soufis et les autres rites de l’Islam?

Abir Nasraoui : Si vous voulez, en fait, les chants sacrés et tout ce qui est musical dans l’Islam sont pratiquement concentrés dans le soufisme. Il n’y a pas d’autres formes musicales en dehors de la psalmodie du Coran. La psalmodie consiste à lire le Coran mais sur des modes musicaux. Les plus grands chanteurs de l’âge d’or de la musique égyptienne (et aussi d’autres pays) sont pratiquement tous passés par l’école coranique. C’est là où se trouve la base des maqams (motifs mélodiques de la musique orientale arabe, persane ou turque), de l’intonation et de la respiration, de tout ce qui est maîtrise musicale orientale. Pour l’autre partie, les rites étaient autour du soufisme, ces cercles de dhikr étaient organisés pour faire les louanges d’Allah. Au sein de ces cercles, les gens étaient en transe, la répétition des phrases induisait cette transe, cette connexion avec le divin. Le soufisme est à base de jolis poèmes et se fonde sur la tolérance. Les cercles étaient liés à la répétition de belles poésies chantées. Les rites étaient différents d’un pays à un autre mais suivent le même principe : se mettre en cercle et répéter les maqams jusqu’à l’état de transe. Et cette transe pouvait se manifester par des sortes de danse, on pense notamment aux derviches tourneurs. Il faut dire que le soufisme n’a pas toujours été toléré par l’Islam officiel, par l’orthodoxie musulmane, car dans soufisme, on s’exprime d’égal à égal, elle rend l’être humain au même rang que Dieu même si ce n’est pas pas la vérité. Dans l’Islam officiel comme c’est le cas dans les autres religions monothéistes, la relation est verticale c’est-à-dire que les humains doivent être en bas et Dieu en haut. C’est pourquoi le soufisme et toutes ses formes n’étaient pas très tolérées à une certaine époque, Certains soufis furent accusés de blasphème, parfois maltraités voire tués. On ne pouvait pas aimer Dieu, on devait le craindre.

PAN M 360 : Quel est le rapport entre soufisme et extase ou carrément transe?

Abir Nasraoui : J’ai répondu indirectement déjà et j’ajouterai ce qui suit. En général, donc, on se met en cercle et on choisit des louanges de Dieu à répéter sur des musiques. Le fait de répéter et respirer mène vers la transe. Les participants se sentent vraiment connectés, l’extase est à son comble. C’est le top de ce qu’un disciple soufi souhaite atteindre dans la pratique musicale des cercles dhikr dans les zaouïa, ces sanctuaires religieux où ils se réunissent. Ceci dit, les adeptes du soufisme peuvent vivre le dhikr seuls et réciter les louanges et entrer possiblement en transe.

PAN M 360 : Les chemins de l’extase soufie sont-ils vraiment différents des autres grands courants mystiques de l’humanité?

Abir Nasraoui : À vrai dire, non. Car le soufisme se fonde sur l’amour du divin, l’amour de la nature créée par Dieu. Ça se base vraiment sur l’amour. Ibn Arabi dit que l’amour est sa religion, fondement du soufisme, je le cite: « Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme. Il est pâturage pour gazelles et abbaye pour moines. Il est un temple pour idoles et la Ka’aba pour qui en fait le tour. Il est les tables de la Torah et aussi les feuillets du Coran ! La religion que je professe est celle de l’Amour. Partout où ses montures se tournent, l’amour est ma religion et ma foi.» Ce poème résume tout le soufisme musulman. C’est l’humanisme, la tolérance, l’acceptation, voilà.

PAN M 360 : De quelle manière le soufisme musical se démarque-t-il des autres traditions sacrées, notamment hindouiste, bouddhiste, chrétienne?

Abir Nasraoui : Le soufisme musical se pratique selon les mêmes principes que les traditions hindouistes et bouddhistes. La base, c’est la respiration et la répétition de rythmes qui commencent lentement et qui s’accélèrent petit à petit jusqu’à arriver à la transe. Cette transe se traduit par des mouvements du corps. Mais ce n’est pas considéré comme de la danse, c’est plutôt un mouvement qui vient de l’âme. Quant à la tradition chrétienne, elle est complètement différente; pour le chant on n’est pas dans la polyphonie, dans un chant plus élaboré, dans une tradition musicale complètement différente de celle que l’on trouve chez les bouddhistes, les hindouistes, les musulmans arabes, persans, turcs où se trouve le principe de la répétition. Toutefois, les chants sacrés de chaque grande tradition ou philosophie partagent cet objectif de se connecter avec le divin. Musicalement, les systèmes du maqam qu’on retrouve dans les pays musulmans (arabes, nord-africains, turcs ou persans) ou ragas chez les hindous relèvent du même principe.

PAN M 360 : Quelles sont les approches distinctes de chaque artiste ici recruté?

Abir Nasraoui : Encore une fois, on se rencontre autour d’une même tradition, chacun avec une particularité un peu différente. Évidemment, comme le chant normal, chacun a son timbre, chacun a son interprétation, ses convictions qui se traduisent dans l’interprétation. Les artistes de cinq pays, donc cinq traditions différentes, se complètent, se rencontrent autour de cet amour divin, autour de la beauté de la musique et de magnifiques poèmes sur lesquels les chants soufis se fondent. Donc chacun a sa personnalité, une richesse pour l’autre. Il y aura aussi des passages solos où chacun chantera tout seul mais il y aura ces ponts-là qui seront créés, des morceaux seront interprétés ensemble. Il faut savoir que le soufisme chanté est généralement masculin. Alors je m’invite et m’impose dans ce monde d’hommes. Pour moi, personnellement, c’est un peu un défi et une volonté de dire que oui, je suis une femme et j’ai aussi le droit d’aimer Dieu. J’adore ce monde, j’adore cette musique, j’ai voulu assister à un cercle de dhikr et je n’étais pas admise parce que j’étais une femme. Je dois vous dire que j’étais très déçue… Pourquoi ces cercles n’acceptent-ils pas les femmes? J’ai alors fait plein de recherches, j’ai sorti ces cercles exclusivement masculins de leur contexte habituel pour les mettre sur scène à ma manière et de les chanter et de dire que oui je suis une femme musulmane et j’ai le droit d’aimer Dieu et de chanter ses louanges, et c’est ce que j’ai fait. Et je trouve tellement intéressante cette rencontre entre le qawwalî pakistanais, les musiques persanes iraniennes, les musiques libanaises, la grande tradition syrienne et ce j’apporte moi en tant que Tunisienne. Donc je vais moi-même interpréter des morceaux tunisiens, marocains, syriens et turcs , et je vais faire des rencontres avec les répertoires des autres artistes invités. J’en suis vraiment ravie ! Je pense que chacun est un plus pour l’autre, l’énergie de chacun est une grande merveille musicale.

PAN M 360 : Les interprètes ici recrutés sont-ils des praticiens du soufisme au-delà de leur pratique artistique? 

Abir Nasraoui : En tout cas si on parle de confrérie soufie et de faire le dhikr régulièrement, ce n’est pas le cas. Nous sommes plutôt dans une approche artistique. Le soufisme est une très belle musique, un art extraordinaire, avec sa poésie et ce côté musical pas très compliqué. C’est toujours fait avec le cœur sur des mélodies très simples que l’on retient facilement. Elle est là, la beauté poétique et musicale de ce répertoire. La combinaison des deux offre à l’interprète une belle sensation, un beau voyage. Après Évidemment le monde musulman est tellement grand, il y a une grande variété de morceaux. Certains textes trouvent des musiques différentes d’une culture à l’autre, les textes sont aussi interprétés avec des dialectes arabes différents, les connaisseurs les reconnaissent. En gros c’est cet univers-là que nous offre le soufisme et les morceaux qu’on a empruntés au vaste répertoire. Ce répertoire est un champ de fleurs, vous avez le choix pour faire un très beau bouquet. Un bouquet que je m’offre d’abord, ce monde-là est un cadeau pour moi, c’est un besoin, c’est la musique vers laquelle je me tourne pour me retrouver, me ressourcer, être en communion avec le divin et le public. Je ne suis pas une femme soufie, je suis une artiste qui adore ce monde et qui retrouve un certain équilibre en chantant cette musique-là. J’ai commencé à explorer ce monde il y a quelques années, c’est un océan et je n’en connais qu’une toute petite partie. Excusez cette limite de connaissance dans cet océan de beauté. 

PAN M 360 : Quelles sont les œuvres sacrées au programme du Sommet soufi? Quels sont les poèmes, quelles sont les musiques, qui sont les auteurs et les compositeurs, si bien sûr ils sont identifiés?

Abir Nasraoui : Il y aura des textes sacrés très connus de grands poètes soufis tels que Mansur al-Hallaj, Rabia al Adawiyya, Ǧalāl al-Dīn Rūmī. Plusieurs poètes et compositeurs restent inconnus, et sont arrivés à nous par la tradition orale. On ne sait plus qui les a composés, on sait juste que c’est beau. Une grande partie de ce répertoire traditionnel arrivé par tradition orale. Il y aura la grande tradition qawwali pakistanaise, persane, syrienne, libanaise, yéménite, marocaine, tunisienne, turque. 

PAN M 360 : Les rites soufis sont-ils compatibles avec quiconque s’y montre ouvert?

Abir Nasraoui : Oui tout à fait. Ça dépend de la mentalité d’un pays à l’autre. Au Maroc, par exemple, c’est très ouvert. Du moment où vous allez assister ou montrer l’intérêt, on vous accueille les bras ouverts, vous êtes le bienvenu. À Paris, des cercles accueillent des non musulmans pour psalmodie. Dans d’autres pays, ça l’est moins. Mais ce courant prône l’humanité dans une de ses plus belles représentations, amour, ouverture, tolérance, acceptation de l’autre. Il n’y a aucun problème pour quiconque au-delà des confréries soufies et de l’Islam d’exprimer cet amour à travers ces belles musique, ces chants, ces textes, un certain rituel qui peut aussi comporter une dimension festive.

Le Sommet soufi est présenté au Théâtre Rialto, dans le contexte du Festival du monde arabe de Montréal. 35 $ – 50$

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