Derek Gripper au Balattou : guitare classique occidentale, guitare classique africaine

Entrevue réalisée par Alain Brunet

Originaire du Cap, en Afrique du Sud, Derek Gripper a adapté certaines musiques africaines à sa formation de guitariste classique. Il est connu dans le monde entier pour ses transcriptions des enregistrements du grand joueur de kora Toumani Diabaté – One Night on Earth (2011) et Librairies on Fire (2016). Il a également joué dans le Symmetric Orchestra dirigé par le célébrissime griot malien. Depuis que le guitariste joue des pièces originales de son cru, il décrit son art par des  » structures cycliques étendues « .  Plus précisément, il puise dans les traditions orales et improvisées des griots africains comme dans les traditions cycliques sud-africaines connues sous le nom de koortjie. Ainsi il adapte le tout  à son langage occidental de guitare classique et crée un fabuleux hybride. Il peut ainsi interpréter des compositions de J.S. Bach ou d’Arvo Pärt, tout jouant des adaptations de la musique africaine de Salif Keita, Fanta Sacko ou Baaba Maal. En fait, la voie de Derek Gripper consiste à réunir des formes musicales très différentes de prime abord, à travers une redécouverte de la guitare acoustique à cordes de nylon. Parce qu’il se produit le jeudi 23 mars au Balattou, PAN M 360 a voulu en savoir plus sur son approche si singulière.

PAN M 360 : Vous venez d’Afrique du Sud. Après avoir écouté votre musique une heure, deux heures, on peut se faire une idée de ce que vous faites, mais il nous faut en savoir davantage. Comment avez-vous construit ce langage ?

DEREK GRIPPER : Je viens de la musique classique, de la guitare classique. Et j’ai toujours cherché des façons différentes d’utiliser la guitare en fonction de mon intérêt pour la musique, de ce qui m’émeut. Et l’une de ces musiques qui m’émeut est la musique de Toumani Diabaté dont j’ai fait des transcriptions classiques. Ces transcriptions sont très directes parce que je croyais important pour nous de réaliser qu’il s’agit d’une grande tradition musicale des griots, bien au-delà de la façon dont nous la comprenons superficiellement. Maintenant, je joue avec Ballaké Sissoko qui a enregistré avec Toumani un album très important dans les années 90, intitulé New Ancient Strings. C’est merveilleux de travailler avec Ballaké, c’est comme si je revenais à cette tradition d’une manière très concrète. Mais j’y apporte mon propre langage, car j’écrivais ma propre musique avant d’étudier la musique de Toumani. Et je continue à écrire de la musique. Ce que je fais en direct consiste à  improviser spontanément des musiques que j’ai en mémoire. Je voyage ainsi entre ces différents mondes musicaux, de Bach à la musique sud-africaine, à la musique de la kora, à des choses complètement improvisées que suggère la guitare.

PAN M 360 : Vous avez donc commencé par une formation classique, et votre formation s’est déroulée en Afrique du Sud.

DEREK GRIPPER : J’ai suivi une formation en Afrique du Sud, en partie, mais aussi dans d’autres pays, en participant à des classes de maîtres comme Egberto Gismonti ,  et à des festivals, mais oui, ma formation principale a été reçue au Cap. Vous savez, la guitare classique n’est pas un stye très important au Cap. Vous pouvez étudier la guitare classique au conservatoire si vous le voulez, mais  je ne peux pas dire que l’Afrique du Sud  produit beaucoup de guitaristes classiques. S’ils sont vraiment sérieux, ils partent. Il n’est pas facile d’y faire carrière. J’ai donc beaucoup de chance car je suis probablement le seul joueur de cordes de nylon qui donne des concerts dans le monde entier et qui peut vraiment vivre de son travail.

PAN M 360 : Votre transcription de la musique malienne a probablement aidé parce que c’est une très bonne idée !

DEREK GRIPPER : Oui, je pense. Ce fut  toutefois difficile pour les gens de comprendre ce que je faisais avant, parce que c’est déjà difficile pour les gens de comprendre, mais les transcriptions maliennes sont quelque chose de très clair. J’ai suivi cette méthode pendant 10 ans en Amérique du Nord, en Europe et en Australie. Et c’était clair pour les gens. « Cette personne a traduit de la musique chorale pour la guitare « , vous savez, et cela a rendu les choses plus faciles. Sinon, c’est un mélange étrange entre la musique improvisée et la musique classique. Cette musique pour guitare est-elle classique ? Les classiques ne pensent pas que c’est tout à fait classique, mais ce n’est pas non plus du jazz. C’est donc difficile à comprendre pour les gens.

PAN M 360 : Plus précisément, comment avez-vous développé ce langage ?

DEREK GRIPPER : Au début, lorsque je jouais de la musique de kora, je travaillais à partir de transcriptions que je faisais. Je prenais un enregistrement, je le transcrivais et je le jouais comme une composition, comme un morceau de Bach, parce que je voulais que les gens fassent l’expérience de ce morceau spécifique d’Afrique de l’Ouest. Puis, au fur et à mesure que j’apprenais la musique, j’ai appris à improviser à l’intérieur de cette musique, j’ai appris à faire mes propres improvisations. Ensuite, j’ai eu mes propres compositions, qui étaient différentes. Mais peu à peu, ces deux aspects se sont rejoints, et c’est ainsi que le langage est devenu de plus en plus vaste.

PAN M 360 : Il existe aujourd’hui de nombreuses façons de développer la guitare classique à cordes de nylon. En Afrique, il n’y a pas de lignée pour cela; au Mali, par exemple, les instruments à cordes sont la kora, le n’goni ou d’autres instruments de ce type.  La lignée part donc de vous et vos amis virtuoses de la kora.

DEREK GRIPPER : Ballaké et moi venons d’enregistrer un album, nous ne l’avons pas encore sorti. Nous l’avons enregistré à Londres il y a quelques mois, je suis en train d’en terminer la production. Ce que nous faisons et ce que je fais avec Ballaké, en fait,  c’est une sorte de guide de l’improvisateur pour la musique africaine. L’improvisation dans la musique africaine, il faut dire, est très différente de l’improvisation dans le jazz ou d’autres musiques permettant l’impro. Elle est collective et concerne la mémoire. Il s’agit d’une mémoire collective, mais il s’agit également de spontanéité. L’improvisation occupe donc un espace très différent.  C’est une sorte d’improvisation mimétique.

PAN M 360 : Cela ressemble aux ragas de l’Asie du Sud et aux maqâms des cultures arabe, turque ou persane : les musiciens doivent apprendre et mémoriser des rythmes et des phrases, puis improviser avec ces éléments en temps réel.  

DEREK GRIPPER : Oui, exactement. C’est la reconnaissance et l’assomption du collectif. Vous savez, je pense que l’improvisation en solo de quelqu’un comme Keith Jarrett, est une grande source d’inspiration pour moi en tant qu’improvisateur. Mais le mythe de l’individu  improvisant à partir de ses propres idées est un concept très occidental,  fort différent de l’idée de l’impro qu’on les griots. Quand vous écoutez quelqu’un comme Ballaké improviser, ce dernier est toujours conscient de ce qui s’est passé avant lui. Pour lui, la musique provient de la sagesse collective.

PAN M 360 : C’est donc un formidable terrain de jeu pour se développer et aussi demeurer sans la culture africaine, même s’il est difficile d’être compris dans ce que vous essayez d’atteindre.

DEREK GRIPPER : Oui, lentement, cela devient plus clair pour moi et ensuite pour les autres.

PAN M 360 : Ce n’est pas la première fois que vous venez à Montréal, n’est-ce pas ?

DEREK GRIPPER : Non, j’adore Montréal. Je suis venu à Montréal pour la première fois il y a plusieurs années. C’était  en hiver, j’étais allé au Balattou la nuit tombée, je marchais dans la neige et je m’étais retrouvé direct en Afrique. Incroyable ! Donc, en venant de Toronto, qui pour moi était une ville très familière au sens du Cap colonial, sorte de bulle en Afrique. Je m’étais dis que Toronto était une colonie anglaise, mais ensuite quand vous arriviez à Montréal, c’était  une autre histoire. J’ai toujours eu un bon feeling pour Montréal, j’y étais encore l’étét dernier  pour les Nuits d’Afrique auxquelles  j’ai participé. J’y ai joué avec le joueur de kora montréalais Zal Sissokho. J’ai beaucoup de respect pour des gens comme lui, qui emmènent leur musique dans une région complètement différente de là où il provient, avec un hiver où l’on peut mourir de froid (!) et où l’on doit se créer un tout nouveau monde pour soi.

PAN M 360 : Mais cette fois-ci, il n’y aura personne d’autre que vous sur scène.

DEREK GRIPPER : Juste moi, ce qui est bien parce que cela me donne une grande liberté pour ce que je peux faire musicalement. Le concert solo est un royaume pour moi, c’est un espace libre. Je peux arriver la tête vide et réagir au public, à l’environnement, à ma guitare, à la journée que j’ai passée,  à mon état d’esprit. Je peux ainsi créer quelque chose de frais.

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