expérimental / contemporain / musique actuelle

Suite et fin de l’ère Levasseur: les meilleurs moments du 39e FIMAV

par Alain Brunet

Sous la codirection de Michel Levasseur et de Joanne Vézina, le Festival international de musique actuelle de Victoriaville fait désormais partie du passé. Au terme de l’événement tenu de jeudi à dimanche et conclu par deux programmes exceptionnels signés John Zorn, le couple se retire dans ses terres après que Levasseur eut concocté vaillamment les programmations de 39 festivals depuis l’aube des années 80. Dimanche soir au Carré 150, Michel Levasseur fut louangé par John Zorn lui-même et du coup ovationné par le public. Difficile d’imaginer meilleure sortie côté jardin, au terme d’un tel sacerdoce !

Et après?  Les remplaçants de la direction sortante seront nommés en septembre et une nouvelle programmation sera alors mise en chantier pour la suite des choses. Pour l’instant, personne ne sait qui sera recruté et quelle sera la nouvelle facture du FIMAV, jusque là marqué par les personnalités et la vision de leurs dirigreants : un festival ouvert aux changements lents, événement de petite taille, intransigeant et radical, farouche défenseur de la culture en région, néanmoins destiné aux férus de courants marginaux : free jazz, jazz contemporain, impro électronique, drone, hardcore/métal alternatif, avant-rock, bruitisme. 

Facile de prévoir que la direction actuelle ne laissera quiconque « dénaturer » ce qui a été accompli depuis les années 80, mais ne pourra non plus empêcher de nouveaux influx créatifs qui en changeront forcément la donne à moyen terme…  s’ils arrivent bien sûr à leurs fins, c’est-à-dire financer et promouvoir dans les Bois-Francs ces musiques hyper nichées et qui attirent des publics restreints parmi les mélomanes les plus pointus, disséminés pour la plupart au nord-est du continent.

Levasseur l’a répété dimanche au terme de son FIMAV, cette 39e programmation n’avait pas été conçue dans un esprit de retraite, mais… l’inconscient s’est probablement exprimé : la dimension rétrospective de cette programmation (John Zorn, Fred Frith, Elliott Sharp, François Houle, Lori Freedman, etc.) sautait aux oreilles le week-end durant, et il n’y avait absolument pas lieu de se plaindre car les vétérans invités ont été à la hauteur.

VOICI LES MEILLEURS MOMENTS DU 39E FIMAV SELON PAN M 360

CRÉDITS PHOTOS: MARTIN MORISSETTE

MASADA ET JOHN ZORN

Parmi les meilleurs moments de ce long week-end, les deux programmes offerts par John Zorn ont été les plus mémorables et ont coiffé l’événement de son génie. Bientôt septuagénaire, le musicien new-yorkais offrait 3 plateaux distincts en 2 programmes, regroupant  parmi les meilleurs interprètes au service de sa musique. La plus récente mouture de du fameux Masada Quartet regroupait le guitariste Julian Lage, le batteur Kenny Wolleson, le contrebassiste Jorge Roeder et Zorn évidemment au saxophone alto. Le leader a multiplié les consignes en temps réel et ainsi étoffé les thèmes, ponts et conclusions de ses œuvres interactives. Sémitisme mélodique (médirerranéen, moyen-oriental), rythmes jazz, latins ou funk à la Horace Silver, free-jazz parfaitement intégré à des structures thématiques héritées d’Ornette Coleman : voilà les traits fondamentaux de Masada que l’on connaissait déjà, mais cette fois décliné par d’autres personnalités qui lui donnent un nouveau souffle, particulièrement le guitariste Julian Lage qui a servi à son employeur de superbes réparties. Quand on parle d’un concert par-fait, qui se grave pour toujours dans le cortex… wow.

JOHN ZORN ET DEUX TRIOS

Le programme précédent présentait d’autres œuvres de John Zorn, deux trio fort différents. Côté piano, on peut aisément affirmer que Brian Marsella figure parmi les quelques supra-virtuoses du jazz actuel  ayant parfaitement intégré toutes les phases de son histoire contemporaine tout en en conservant les origines stylistiques, soit swing, bebop ou hardbop. Façon jazz, donc, ces pièces  exigeantes de Zorn pour trio acoustique ne pouvaient trouver meilleurs interprètes. L’articulation parfaite de Brian Marsella était soutenue par le jeune batteur Ches Smith, top niveau et le contrebassiste d’exception qu’est Jorge Roeder. En seconde partie de programme, le bon vieux John Medeski (à l’orgue Hammond B3 et aux synthés) était accompagné du guitariste Matt Hollenberg et du batteur Kenny Grohowski. Formation classique du trio jazz pour orgue, certes, mais ce qu’en fait Zorn mène assurément ailleurs, en y conférant entre autres des séquences bruitistes ou carrément hardcore-métal. Impressionnant.

FRANÇOIS HOULE

Autre preuve de longévité au 39e FIMAV, on retient le concert du clarinettiste François Houle, qui nous a permis de nous délecter  de cette relation scellée en temps réel avec le pianiste britannique Alexander Hawkins et de la batteure Kate Gentile. Jazz contemporain au programme : Houle chosit la clarinette de basset pour outil principal, dont il peut modifier le son au moyen d’un jeu personnel de pédale d’effets et autres bidules électroniques. Sa proposition mélodique est étoffée par la riche et très vaste palette stylistique d’Alexander Hawkins aux ivoires et le jeu à la fois virtuose et très personnel de Kate Gentile à la batterie.  Moments  calmes et aériens, moments de ruptures violentes, moments de grâce, remarquables montées et baisses d’intensité, vocabulaire étoffé tant dans l’articulation du discours que dans son galbe textural, complicité idéale entre les interprètes. Le meilleur de François Houle!

LORI FREEDMAN 

La veille (samedi) la clarinettiste montréalaise Lori Freedman, une des habituées du FIMAV, présentait une de ses plus brillantes propositions, soit BeingFive, quatre musiciens occidentaux basés à Berlin et regroupés autour de la Canadienne. Concert de haute subtilité, sorte de pâte feuilletée d’effets variés émanant de la clarinette (Freedman), de la trompette (Axel Dörner), de la percussion (Yorgos Dimitriadis),  de la contrebasse (Christopher A. Williams) et de l’électronique (Andrea Parkins et tous ses collègues). L’idée ici était de passer environ une heure à la recherche des meilleures superpositions dans une optique de ténuité, minceur, délicatesse. Les sons atypiques venus d’instruments typiques de la musique contemporaine traversée par le jazz ont mené à plusieurs destinations, on retiendra  cette longue séquence fondée sur le chuchotement en souffle continu et autres clapotis circonspects. 

VOID PATROL

Un peu plus tard dans la soirée de samedi, retrouvailles avec Elliott Sharp, guitare, Colin Stetson, saxos, Billy Martin, batterie, Payton MacDonald, marimba et vibraphone. Sous le nom Void Patrol, cet ensemble a sorti un premier album en juin 2022 et ainsi généré de l’intérêt auprès des festivals rompus aux musiques actuelles. Pas tout à fait certain que le résultat soit parfaitement ficelé par l’initiateur du projet, Payton MacDonald. Une direction plus serrée et des objectifs communs mieux définis et des expressions individuelles mieux circonscrites auraient permis de conclure à une prestation excellente, alors qu’elle s’est plutôt avérée correcte.

GUY THOUIN

On se souviendra aussi de la re-consécration tardive du percussionniste octogénaire Guy « Yug » Thouin, pionnier québécois des musiques improvisées associées au jazz contemporain et au free jazz. C’était super de contempler la verdeur de cet homme de 83 ans, aucunement amoindri (ou si peu) par l’âge et dont le pouvoir attractif a généré environ 300 séances audiovisuelles From the Basement. Ainsi, la légende vivante fut entourée de quatre saxos ténor (Elyze Venne-Deshaies, Félix-Antoine Hamel, Andréa Mercier, Aaron Leaney), d’une harpe avec filtres électroniques (Marilou Lyonnais-Archambault), du contrebassiste Pablo Jiménez, de la pianiste avec filtres électro Belinda Campbell et du guitariste Raphaël Foisy. Sorte d’orchestre chambre free jazz, l’Ensemble Infini se réunissait une première fois devant public avec le soutien chaleureux d’un public venu à sa rencontre. Bien sûr, il y a encore du travail à faire pour mener le tout aux cimes convoitées. Les thèmes peuvent être peaufinés, les solos épurés, la cohésion d’ensemble améliorée, mais les ingrédients d’un éventuel album sont là.  Pour mener ce projet jusqu’au bout, la direction d’orchestre et les arrangements d’Élyze Venne-Dehaies sera cruciale et on n’a pas fini d’entendre parler de cette jeune tenorwoman dont le leadership naturel ne fait aucun doute.

FRED FRITH

Figure emblématique du FIMAV, le guitariste Fred Frith ne s’y était pas pointé en près d’une décennie, et son retour sur scène n’avait rien d’empoussiéré. La maturité, l’âge et l’érosion de toutes les rigidités ont fait de Fred Frith un musicien encore plus accompli qu’il ne l’est depuis les années 70 du groupe mythique Henry Cow.  Le dernier cycle de son travail serait-il le meilleur de tous? Il est permis de le croire, car tout ce qu’on a entendu vendredi dernier était magnifique. La symbiose de ces collègues réunis depuis plusieurs années (Frith, guitare, Jason Hoopes, basse, Jordan Glenn, batterie) et de leur invitée spéciale (Susana Santos Silva, trompette) était plus que patente. On parle ici sans conteste d’un des plus grands accomplissements de Fred Frith, de quoi rassurer tous les septuagénaires enclins à la créativité et la sagesse acquise.

ZOH AMBA 

Jeudi soir, la jeune Américaine Zoh Amba , 23 ans, révélait son indéniable talent de tenorwoman. Déjà un discours personnel, déjà une grande expressivité parmi les meilleurs musiciens de l’improvisation libre. Elle était entourée du  renommé contrebassiste Thomas Morgan et de deux jeunes musiciens  de talent, soit le pianiste Micah Thomas et le batteur Miguel Marcel Russell. Cet ensemble se démarque d’abord pour sa verve et sa maîtrise des codes free, et bien sûr pour sa soliste dont le rayonnement devrait s’accroître au fil des années à venir. Facile de prévoir qu’elle deviendra une star des festivals d’avant-garde, dont le FIMAV nouvelle mouture à compter de l’an prochain.

ISABELLE CLERMONT – CAMILLE BRISSON

Vendredi PM au chic Centre des Congrès de l’hôtel Victorin, les Trifluviennes Isabelle Clermont (harpe, arts visuels, électroniques) et Camille Brisson (flûte, arts visuels, électroniques), présentaient leur Collectif Tendancielle, soit un fondu enchaîné de tableaux-installations assortis de performances humaines devant public. Design des sons, design des formes, exécutions, exploration, humour. Le premier tableau portait l’enregistrement en boucle d’un « small talk » caricatural entre deux bourgeoises en crinoline, multipliant les clichés empoussiérés de l’idée qu’on peut se faire snobisme. La scénographie de cette performance avec décors, costumes et éclairages se transformera en un dialogue sommaire entre flûte traversière, harpe modifiée et autres effets bruitistes. On se dirigera plus tard vers le plus créatif des tableaux au programme, soit l’usage des effets de réverbération, percussion, textures et bruits émanant d’une vaste batterie de cuisine. Force est d’observer que ce touffu work in progress prête aussi à différentes interprétations critiques des rapports sociaux. Échevelé, créatif, divertissant.

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