Jeudi soir à Montréal, deux salles de la Place des Arts étaient pleines : à la Maison symphonique, le pianiste montréalais Bruce (Xiaoyu) Liu, grand vainqueur du Concours international de piano Frédéric-Chopin à Varsovie en 2021, selon plusieurs la plus prestigieuse des compétitions pianistiques sur la planète classique, exécutait le Concerto no 2 de Chopin pour piano et orchestre, avec en rappel une petite incursion baroque côté Jean-Philippe Rameau (Les Sauvages).
Depuis cette victoire historique, le jeune prodige formé au Québec se produisait pour une deuxième fois avec l’Orchestre symphonique de Montréal depuis l’été dernier, cette fois sous la direction de la maestra finlandaise (aux origines aussi ukrainiennes) Dalia Stasevska, qui a aussi dirigé l’OSM dans une exécution plus qu’acceptable de la Symphonie no 6 en ré mineur op.104 du compositeur scandinave (finlandais itou) Jean Sibelius, le tout précédé par une œuvre contemporaine de la compositrice russe Sofia Goubaïdoulina, exigeante et chargée de substance.
Le concerto no 2 de Chopin était le plat de résistance, vu les attentes du public pour le jeune virtuose bardé de cet immense prix international qui a propulsé sa carrière sur les scènes du monde entier. De retour à la maison, Bruce Liu n’a déçu personne dans son exécution.
Déjà à 25 ans, on le sent libre d’exprimer sa personnalité déjà singulière, imposer sa patte. On a senti non seulement une fluidité exceptionnelle dans l’exécution mais aussi une capacité d’atteindre la grâce sans jamais trop appuyer ses effets. On ne parle pas ici de désinvolture, mais bien de grâce, d’agilité et de souplesse au service d’une œuvre qui peut prêter aux excès de l’affect même si la grande virtuosité est au rendez-vous.
Et n’allons surtout pas comparer Bruce Liu à Charles Richard Hamelin, autre récipiendaire du concours Chopin (2e place en 2015) et dont la qualité du jeu souscrit aux mêmes standards d’excellence. Deux personnalités distinctes du piano d’ici se démarquent, applaudissons ici la diversité des expressions pianistiques à ce niveau d’exécution, même dans ce monde de la musique écrite où les paramètres suggérés par la partition laissent tout de même un espace de liberté à ses praticiens les plus éminents.
Et revenons à la soirée de jeudi: juste à côté de la Maison symphonique, soit à la salle Wilfrid-Pelletier, le pianiste et producteur électronique allemand Nils Frahm offrait une nouvelle performance impliquant musique classique, romantique ou impressionniste, assortie d’improvisations et ajouts de synthétiseurs. Je n’y étais pas personnellement mais j’ai déjà assisté à deux concerts de Nils Frahm devant des auditoires ébahis, transportés, conquis, qui semblaient vivre une première expérience marquante en musique pianistique.
Y a-t-il un lien entre ces deux mondes ? S’il y en a un, il est encore très mince.
On constate aujourd’hui que les musiques symphoniques composées pour le cinéma et le jeu vidéo attirent des publics de plus en plus considérables. On constate aussi que les compositeurs néoclassiques s’abreuvant de musiques européennes tonales et consonantes, romantiques et post-romantiques, ont d’ores et déjà conquis des publics importants. Le nouvel album de Thomas Bangalter, illustre moitié de Daft Punk, en est un nouvel exemple parmi tant d’autres. On observe également que les pianistes néoclassiques offrant des « compositions » très clairement inspirées de Chopin, Liszt, Brahms, Rachmaninov, Satie, Ravel ou Debussy, remplissent leurs salles et jouissent d’une immense cote d’amour, on pense évidemment au nouvel album et au nouveau récital de la pianiste montréalaise Alexandra Stréliski.
Inutile de souligner que ces deux mondes semblent rester relativement étanches.
D’une part, le public néoclassique ne se pose pas de question sur les origines stylistiques des œuvres récentes qui le transportent. Qui plus est, ce public réprouve le décorum crispé du monde classique, son silence absolu, les vêtements de gala de ses interprètes, la rigidité des exécutions, la quasi absence de liberté dans l’interprétation.
De l’autre côté de la médaille, le public du monde classique déplore l’édulcoration néoclassique du « vrai » répertoire romantique, post-romantique ou prémoderne, aussi l’infériorité technique de ses interprètes dont on soupçonne l’incapacité à faire carrière dans la « grande musique ».
Les mélomanes de la musique classique méprisent-ils ceux du néoclassicisme? Dans certains cas, absolument.
À leur tour, les fans néoclassiques exècrent-ils les snobs de la musique classique ? Dans certains cas, absolument.
La vérité se trouve-t-elle ailleurs ? Dans tous les cas, absolument.
Chose certaine, le différend est loin d’être résolu et nous aurons plusieurs autres occasions pour en discuter.