Un week-end Howard Shore, c’est ce à quoi les Parisiens ont eu droit au printemps 2023. On est jaloux. En attendant que quelqu’un à Montréal décide de rendre, en sa présence, ce genre d’hommage à ce Canadien adulé par les mélomanes de cinéma et même au-delà, nous pourrons nous plonger dans la somptuosité et l’indéniable puissance émotionnelle de sa plume tout autant épique et subtile.
Imaginez les splendides Orchestre philharmonique et Maîtrise de Radio France interprétant dans une prise de son bellement naturelle, signée de la fameuse étiquette jaune, l’une des plus exceptionnelles musiques de cinéma de notre époque, Le Seigneur des Anneaux, épisode I, La Communauté de l’Anneau.
Ce qui est intéressant au-delà du fait de réentendre cette partition iconique dans une version nouvelle, c’est d’entendre la vision personnelle de son compositeur. Howard Shore, ici libéré des contraintes de temps, d’argent et d’exigence de synchronisation avec les images, nous offre une lecture qui me semble, à moi qui ai écoutée si souvent la version originale, plus ‘’épanouie’’. On dirait que les phrases mélodiques prennent une ampleur instinctive, portées par des legatos encouragés par le maestro et soulignant toute leur noblesse ou leur menace, c’est selon. Par exemple, The Halls of Durin, quand, dans les ténèbres de la Moria, se révèle la magnificence poignante de l’architecture des Nains disparus de la tribu de Durin, on a des frissons. Dès les premiers accords de l’ouverture, si reconnaissables, on est happés et transportés dans ce monde fantastique, complet, immense, infini de possibilités. Gandalf’s Lament, qu’on entend de façon discrète dans le film, est ici magnifié et rendu à la nature de son titre avec la présence d’un soliste vocal aux accents exotiques. Et ainsi de suite. Oui, la musique de film, la bonne, peut avoir une vie hors de l’écran aussi nourrissante que la musique ‘’de concert’’. La preuve.
Je chipoterai seulement sur les voix de basses dans Durin’s Bane, la fameuse scène embrasée du colossal Balrog, qui manquent de rondeur et de… basses. Et aussi sur la voix soliste qui suit immédiatement, illustrant la chute de Gandalf dans l’abysse. Non, ça ne le fait pas du tout cette fois. On a choisi une voix de soprano chevrotante alors que la partition demande un jeune garçon à la voix pure sans vibrato. Mais bon, c’est la nature des interprétations. La musique vit et ne vibre pas toujours entièrement, dans chacun de ses recoins, au même rythme que nos sensations.
La longue suite extraite du Seigneur des Anneaux, premier tome (on aimerait avoir l’équivalent pour les deux autres par les mêmes forces) remplit essentiellement le premier des deux albums de cette production. On y a ajouté un très bel extrait de la partition du premier film The Hobbit, très beau soliloque pour hautbois et orchestre.
Le deuxième album est consacré à quelques suites d’autres partitions de cinéma de Shore : Crash, The Fly (qui est aussi le sujet d’un opéra de Shore, mais qui n’est pas joué ici), Ed Wood, Naked Lunch, et quelques autres.
Je ne me rappelais pas de la musique de The Fly (pour le film de son ami David Cronenberg). J’y découvre une partition qui oscille entre atonalisme, modernité dissonante et néo romantisme. Pour ceux et celles que ça intéresse, son opéra sur le même sujet est très intéressant. Les partitions suivantes témoignent de collaborations tout aussi emblématiques : Cronenberg encore avec Naked Lunch (atmosphère sombre Britten-esque mais entrecoupée de solos de saxophones jazz) et Crash, la partition la moins traditionnelle du programme avec ses décors mystérieux et métalliques pour guitare électrique, percussions et orchestre de chambre, et qui donnent vie à cette étrange vision cinématographique d’un monde de fétichisme érotique associé aux voitures. L’hommage à la collaboration entre Shore et Tim Burton est bien sentie grâce à une truculente suite en trois mouvements pour thérémine et orchestre tirée de la musique du film Ed Wood.
Un album qui dresse un portrait flatteur et généreux d’un compositeur qui a su adapter sa plume à toutes sortes de situations tout en maintenant constamment un très haut degré d’inspiration et de pouvoir dramatique.
Très réussi.