Le film Robocop (le premier, celui de Paul Verhoeven en 1987) est pour moi et beaucoup de cinéphiles un chef-d’œuvre absolu de critique sociale et politique ultra-violente, et surtout méritée, des États-Unis reaganiens. Les signes d’alarme n’ont apparemment pas été entendus car le même pays, sous Trump, semble s’en aller encore plus résolument dans la direction envisagée par le film. Cela étant dit, voici que le trio français Fragments, formé de Benjamin Le Baron (claviers, machines), Tom Beaudouin (guitare, synthés) et Antoine Gandon (batterie, machines) a eu l’idée de reconstruire toute une nouvelle trame sonore en la jouant sur scène devant la projection du film. Un ciné-concert réinventé, quoi.
Mettons instamment les choses au clair : rien ne surpassera la symbiose parfaite entre le film et la musique d’origine écrite par Basil Poledouris, un bijou de mixture électro-symphonique, avant même que la chose ne soit à la mode. Les thèmes de Poledouris, et surtout sa maîtrise des contrastes texturaux qu’il optimise grâce aux possibilités de l’ensemble symphonique et de la lutherie synthétique, dressent un portrait visuel, émotionnel et psychologique incomparable de cette œuvre cinématographique primée.
Je n’ai pas vu le ciné-concert en question. J’aimerais le faire afin d’en conclure une opinion plus éclairée. Mais ayant vu le film plusieurs fois, j’imagine un peu cette nouvelle accolade entre les images iconiques et la musique ici proposée par Fragments, et je devine une belle réussite esthétique. Surtout parce que la musique elle-même est excellente. La ‘’couleur’’ très synthés-80s est uniformément appliquée, à escient, étant donné la période visitée par le scénario. Les rythmes et mélodies forment un discours accrocheur, parfois envoûtant. Un petit quelque chose de Tron/Wendy Carlos en ressort, et ce n’est pas mal du tout.
Bref, Delta City est une excellente composition purement musicale, et un marqueur mémorable dans la proposition de ce Robocop renouvelé. Je suis le premier à applaudir les relectures d’œuvres existantes. L’art est vivant. Immobiliser les créations dans une posture figée en refusant ou dénigrant les réappropriations, comme le font certains puristes, c’est condamner ces bijoux à s’empoussiérer.
Maintenant que c’est dit, je me permettrai quand même d’évaluer les deux options puisqu’elles sont devant nous. Robocop avec la musique de Poledouris ou celle de Fragments? Je serais tenté de répondre : pourquoi choisir? Les deux se complètent et offrent une expérience différente, enrichissante chacune à sa façon. Mais disons que, pour les besoins de la discussion, et en répétant que mon évaluation de Delta City demeure fractionnaire car je n’ai pas assisté à la version avec le film, je suis tenté de rester avec la trame de Poledouris. Pourquoi? Pour les raisons évoquées plus haut et la palette beaucoup plus large de caractérisations picturales et psychologiques permises par les moyens instrumentaux que Poledouris avait à sa disposition. Et surtout parce que le compositeur, à l’époque, n’avait aucune observation distanciée, et du coup soumise à des clichés mnémoniques et culturels advenus après coup, de ce monde dystopique qu’il mettait en musique. Et puis, il travaillait quotidiennement avec le réalisateur. On peut supposer une vision très intime du propos et de la psyché inventée dans ce scénario.
Autrement dit, Poledouris était en contact viscéral avec l’âme du film. Les gars de Fragments, à presque 40 ans d’intervalle, ne peuvent qu’en avoir une vision modulée, déformée par le temps, par les aprioris sur cette époque (véridiques ou non) et les clichés qui ont fini par s’installer dans notre compréhension de sa nature réelle. Leur musique se veut une illustration focalisée sur le détail peut-être le plus ostentatoire de la culture pop des années 80 : le synthétiseur. Mais en soi, ce détail est réducteur et c’est aussi un cliché. Dans Robocop, Poledouris intégrait le synthétiseur comme marqueur d’actualité, de ressenti instinctif et constructeur de liens avec l’intangibilité symbolique du film, dans certaines situations. De plus, il créait une fusion assez inédite (il y a d’autres exemples à cette époque, mais peu) avec le langage classique symphonique. Par ce stratagème, il réussissait, ironiquement, à façonner une personnalité intemporelle au film. Delta City, nonobstant sa grande qualité (je le répète), ramène l’œuvre aux années 80, et réduit ainsi son impact actuel en tant que prémonition grinçante d’un monde états-unien en perdition, celui de 2025. Nous avons besoin de Robocop comme avertissement libre et intemporel des dangers de certaines politiques, pas comme artéfact de la culture pop des années 80.
Vous aurez raison de dire que je m’égare. Je fais beaucoup de philo pour rien, probablement. Que le débat se poursuive, car il est passionnant, mais j’arrête ici.
Et pour ça, je dois remercier Fragments. Mes réserves sont d’ordre métaphysique, mais elles démontrent que la démarche de ce trio audacieux est basée sur du solide. Il y a tout un univers de films cultes qui peuvent être réexaminés à travers leurs partitions musicales, et nous offrir ainsi des stimulis exceptionnels pour étoffer des discussions passionnantes.
J’ai des réserves quant à sa relation symbiotique avec le film, mais, autrement, Delta City est un très bon album de synth-pop inspirée.