Le pianiste et compositeur américain Chick Corea aurait eu 84 ans le 12 juin dernier s’il n’était pas décédé le 9 février 2021. Pour marquer l’occasion, ECM Records a fait paraître un enregistrement – en version numérique seulement – qui date de 2012 et qui aurait été « découvert » par les interprètes Gary Burton et Kirill Gerstein tout récemment, avant d’être mixé par Manfred Eicher et Gerstein.
C’est avec avec sa bourse du Gilmore Artist Award (un prix de 300 000 $ attribué tous les quatre ans par le festival international de piano Gilmore, de Kalamazoo dans le Michigan) que le pianiste Kirill Gerstein a choisi de passer une commande à Corea pour un duo avec le vibraphoniste Gary Burton. C’est lors du festival de 2012 que l’œuvre, donnée en création, a été captée. Le pianiste est surtout connu pour ses interprétations du « grand répertoire » pour piano, mais c’est pourtant suite à une rencontre avec Gary Burton, alors qu’il n’avait que 12 ans, que le jeune russe a choisi de s’inscrire en piano jazz au Berklee College de Boston, où enseignait le vibraphoniste. Le collège est d’ailleurs le co-commanditaire de The Visitors. La pièce est donc en quelque sorte un retour aux sources pour le pianiste, qui a bifurqué après Berklee vers des études axées sur la musique classique. C’est précisément pour étendre son répertoire qu’il a choisi de solliciter Chick Corea, sachant que la palette de celui-ci ne se limitait pas au jazz fusion qui l’a rendu célèbre, même si ses enregistrements plus « classiques » ne sont pas nombreux. À ce sujet, on écoutera avec plaisir l’album Piano Works, paru en 2022 chez Urania, sur lequel Roberto Franca, dont c’était le premier disque, interprète le Corea « compositeur classique ». On trouve là ses 20 Children’s Songs (1983) et cinq Piano Music (1976-1985).
The Visitors, donc. Corea explique dans les notes accompagnant la pièce avoir été inspiré par la perspective d’écrire pour le talentueux Gerstein et son vieux copain Burton, un partenaire régulier depuis le début des années 1970. Les deux musiciens sont en forme sur cet enregistrement en concert et la musique défile avec une vélocité étonnante (à une autre époque, certains auraient sans doute dit : « Trop de notes! »). Le compositeur explique avoir écrit la pièce de manière à « toujours laisser le choix entre jouer exactement ce qui est écrit ou d’en proposer une variation ». Bien malin qui saurait dire, surtout en l’absence d’une autre interprétation à comparer, à quel moment le pianiste et le vibraphoniste improvisent. Il y a là, certainement, plus que des inflexions jazz : un petit swing dans les doigts ici et là, certes, mais surtout une couleur harmonique caractéristique, entre des sections d’inspiration « classique ». À partir de la moitié de la pièce (qui dure 12 minutes), il y a un rythme qui évoque l’Espagne et qui se transforme presque en un arpège à la Philip Glass, sur lequel le vibraphoniste peut s’en donner à cœur joie. Le dernier droit mène à une fin un peu abrupte, qu’on aurait aimé voir arriver plus tard. En effet, c’est court 12 minutes, mais s’il est possible d’enregistrer ainsi des concerts sans même que les interprètes en soient conscients, il y a peut-être beaucoup d’autres petits bijoux qui dorment dans d’obscures voûtes ici et là. Peut-être même assez pour remplir un véritable album.