classique occidental / musique contemporaine

Les Violons du Roy | Rêves et expérience sonore d’une nuit d’été

par Cédric Picard

Seul au micro, avant même l’entrée en scène de l’orchestre, Nicolas Ellis nous invite au rêve. Pas le rêve enfantin et ludique, mais bien le Rêve (avec un grand R) sous toutes ses facettes, qu’elles soient joyeuses ou tragiques, pleines d’espoir ou de déception. Avec humour, il suggère que l’on mette de côté tout rêve en lien avec les voitures de course considérant la pollution sonore due aux événements du Grand Prix Formule 1 ayant lieu tout près de la Salle Bourgie ce soir-là. Sur ce, les musiciennes et musiciens des Violons du Roy prennent place sur la scène pour créer une véritable expérience musicale. 

Dès le début, on sent qu’il ne s’agira pas d’un concert typique. D’abord, plusieurs chaises sur scène sont ostensiblement vides, puis, la musique débute sur des sons électroniques qui donnent l’impression d’une forêt pleine de vie. Par la suite, l’ensemble entre en jeu et la soprano Andréanne Brisson Paquin se fait entendre, mais au fond du balcon de la salle. À peine a-t-on le temps de vivre pleinement cet espace sonore, une création de la compositrice Claudie Bertounesque, que la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams en émerge sans interruption. Dès lors, on découvre le deuxième élément inusité de ce concert : neuf musiciennes et musiciens de l’ensemble sont eux aussi installés au balcon de la Salle Bourgie. Ce sont les neuf interprètes qui composent le deuxième orchestre de la célèbre œuvre. Le comble est que l’acoustique de la Salle Bourgie est si parfaite que, si on ne connaissait la position de ces musiciens (c’était mon cas, étant assis au parterre), on aurait juré que le son provenait de quelque endroit dissimulé sur scène. Le moment était particulièrement enchanteur. 

Les performances musicales des musiciennes et musiciens des Violons du Roy n’ont pas fait exception à la réputation de l’ensemble qui se démarque par la qualité constante de ses interprétations à travers tous les styles. Des mélodies expressives et flottantes de Vaughan Williams au folklorisme déjanté de Kilar, tout passe à merveille. Mention spéciale à la soprano Andréanne Brisson Paquin qui transmet avec brio la charge émotive des paroles de Golijov par la flexibilité et la puissance remarquable de sa voix. 

Après le concert, il m’est resté l’impression d’avoir vécu une expérience singulière, quelque chose de plus grand qu’une simple performance musicale. L’inclusion des trois interludes commandés spécialement pour faire le pont entre les œuvres, le choix de jouer Vaughan Williams de manière antiphonale et l’ordonnancement des œuvres au programme de la plus lyrique à la plus frénétique, ce sont là l’évidence d’une attention particulière dans la conception de l’expérience musicale. Je dois avouer que j’ai été convaincu. J’aurais toutefois retiré l’entracte qui scindait maladroitement en deux parties les chansons de Golijov. Le fil conducteur aurait été beaucoup plus apparent s’il n’était pas coupé. Une autre opportunité manquée, à mon avis, est l’intégration plus ou moins habile des illustrations de Frédéric Ellis. Bien qu’elles soient magnifiques, elles n’ont pas énormément contribué à l’expérience de concert. Ceci étant dit, elles n’y ont rien retiré non plus, donc je ne leur en tiens pas rigueur. 

L’idée de faire sortir le concert classique de son cadre rigide n’est pas nouvelle, mais la manière dont Nicolas Ellis et les Violons du Roy l’ont exécutée est louable. Ce concert a été un exemple parfait de ce qu’il est possible de faire lorsqu’on s’interroge réellement sur l’expérience qu’on offre en tant que musicien classique et qu’on laisse aller sa créativité et celle des créatrices et créateurs d’aujourd’hui. Mon seul hic: j’en veux cent fois plus! J’ai foi que cette approche nous en mettra plein l’ouïe dans les prochaines saisons des Violons du Roy et dans les prochaines œuvres de nos compositrices et compositeurs canadiens. 

Entretien avec Claudie Bertounesque 

J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Claudie Bertounesque à la suite du concert pour en apprendre plus sur sa pratique artistique. La compositrice s’est dite choyée par l’amour qu’elle a reçu de la part des Violons du Roy dans le contexte de cette création. Étant spécialisée en composition de musique à l’image, ce genre de commande hautement spécifique fait fleurir sa créativité. D’ailleurs, elle m’a révélé que l’écoute des œuvres à l’origine de ses interludes lui a rappelé la couleur bleue, une belle coïncidence considérant que c’est la couleur prédominante des illustrations de Frédéric Ellis. Elle m’a aussi appris l’origine de la musique électronique contenue dans cette œuvre, soit, entre autres, le son d’une lampe à gaz qu’elle a enregistré́ dans un chalet qu’elle a visité et le cri d’un geai bleu qu’elle a ensuite manipulé pour produire des sons ressemblant au coassement d’une grenouille ou à la stridulation de criquets. J’invite les amateurs de musique électroacoustique à entendre Le chant des bélugas, une autre pièce de la compositrice commandée par Nicolas Ellis et l’Orchestre de l’Agora.

crédits photo: Pierre Langlois

classique / classique moderne / pop orchestrale / post-romantique

Dompierre et l’OPCM | Création d’un Requiem et puis… réflexion sur un Requiem

par Alain Brunet

Créé le vendredi 7 juin à la Maison symphonique de Montréal par l’Orchestre Philharmonique et Choeur des Mélomanes sous la direction du jeune maestro Francis Choinière, le Requiem de François Dompierre est l’occasion de réfléchir sur la notion de… requiem.

En Occident, le requiem est une messe du rite catholique que l’on célèbre lors de funérailles ou d’une cérémonie commémorative d’un défunt.

Comme l’a souligné son compositeur à la blague, il est assez inusité qu’on célèbre les funérailles de quelqu’un de son vivant ! Âgé de 80 ans, Dompierre n’est certes pas un catholique pratiquant, il est plutôt tributaire d’une culture religieuse catholique mais on lui suppose une posture agnostique encline à la spiritualité. Le Requiem de Dompierre relève plutôt de l’évocation historique, notamment celle de son enfance et adolescence alors qu’il fut organiste et donc interprète de musiques sacrées, de la mort d’une époque et de la proéminence d’une période trouble de l’humanité.

D’entrée de jeu, donc, son Requiem ne relève plus de la musique sacrée, mais plutôt d’une forme ancienne réaménagée en 2024 afin d’illustrer les sentiments humains qui habitent la fin de quelque chose. À partir de là, toutes les libertés sont possibles. Entre la nécessité d’évoquer la forme ancienne et l’obligation de l’actualiser formellement vu la posture philosophique de son compositeur, l’équilibre n’est pas facile à trouver.

Comment ne pas évoquer le legs du passé si on prétend rester dans la forme Requiem et une écriture tonale? Comment ne pas évoquer les Requiem de Mozart (et ses collaborateurs) , Verdi, Fauré ou Britten, ceux qu’il dit préférer? On en trouve des éléments dans son Requiem, une forme orchestrale fidèle à sa structure originelle mais dont les choix harmoniques se rapprochent forcément de ceux qu’il a faits pour ses musiques de film, tout au long de sa fructueuse carrière.

Il s’agit d’une œuvre composite, utilisant des matériaux et des formes orchestrales du passé et du présent, ces dernières étant souvent associées à des bandes originales, comme celles de Leonard Bernstein, pour leur fusion du post-romantisme et des formes modernes nord-américaines, à commencer par le jazz. Plusieurs passages de ces 12 tableaux sont assurément marqués par la beauté. C’est avant tout ce qu’il faut en retenir , , à condition bien sûr de rester ouvert à la touche Dompierre dans un tel contexte.

Certes, des esthètes du requiem trouveront ici matière à discussion ou à rejet, car tout n’est pas parfaitement respecté dans cette évocation d’une forme portant un texte sacré qui ne peut être autre qu’une évocation si l’on ne croit plus vraiment au christianisme, au catholicisme et à ses croyances mystiques.

Nous aurons l’occasion d’y réfléchir à nouveau lors de la sortie de l’enregistrement du Requiem de Dompierre en septembre.

On peut parler ici d’une œuvre composite, c’est-à-dire utilisant des matériaux et formes orchestrales du passé et du présent, ces dernières souvent associées aux bandes originales, dont celles de Leonard Bernstein pour leur fusion entre post-romantisme et formes nord-américaines modernes à commencer par le jazz.

Assurément, les esthètes du requiem y trouveront matière à discussion ou à rejet, car tout n’est pas parfaitement respecté dans cette évocation d’une forme qui ne peut être autre qu’une évocation si on ne croit plus à la chrétienté, au catholicisme et à ses croyances mystiques. Nous aurons l’occasion d’y réfléchir de nouveau lorsque l’enregistrement de ce Requiem de Dompierre sera rendu public en septembre prochain.

Cette œuvre composite de Dompierre a été ainsi créée par Francis Choinière, celui-là même qui avait suggéré au compositeur de l’écrire. Dans le contexte, le chef a dirigé un orchestre et choeur solides, des solistes bien assortis et performants – Myriam Leblanc, soprano, Andrew Haji, ténor, Geoffroy Salvas, baryton.
En première partie Francis Choinière, son orchestre et son choeur ont interprété le Requiem de Fauré, une œuvre relativement récente dans l’histoire des requiems (composé et réaménagé de 1887 à 1901), une des dernières à avoir vraiment marqué cette forme devenue prétexte à d’autres formes comme celle envisagée par Dompierre.

Assurément, le véhicule de Francis Choinière a trouvé son public et pourra grandir avec lui. La ferveur de ces milliers de mélomanes ayant adopté l’OPCM est un puissant acquis qui permettra au maestro de mener son jeune orchestre à un niveau supérieur à celui atteint, déjà étonnant.

classique moderne / classique occidental / opéra

Festival Classica | Der Kaiser von Atlantis : malgré sa modestie, une production importante

par Frédéric Cardin

Un moment que j’attendais depuis longtemps a eu lieu hier à la salle Claude-Champagne de l’Université de Montréal : la représentation de l’opéra Der Kaiser von Atlantis, de Viktor Ullman par le Nouvel Opéra Métropolitain (NOM) et le Festival Classica. Enfin, presque ce que j’attendais car il s’agissait d’une version concert, étoffée, cela dit, grâce à des projections vidéo. Der Kaiser est un grand chef-d’œuvre en petit format (une heure, même pas), un opéra fondamental du 20e siècle qui a failli disparaître sous l’incurie des Nazis, mais à survécu des décennies sous un vieux matelas. Suivez le lien ci-bas pour connaître une partie de l’histoire.

REGARDEZ L’ENTREVUE RÉALISÉE AVEC LE CHEF MATHIAS MAUTE À PROPOS DE DER KAISER VON ATLANTIS 

Der Kaiser raconte une histoire simple : l’Empereur Overall (quel nom approprié) fait la guerre à tous ses voisins. Il se targue d’avoir la Mort à ses côtés, ‘’sous sa bannière’’, et qu’avec elle, aucun ennemi ne peut survivre. La Mort, qui en a assez d’être instrumentalisée de la sorte, décide de faire la grève. Plus personne ne pouvant mourir, la guerre devient inutile, et plus personne n’a peur du vilain dictateur impérial. À tel point que même des soldats tombent amoureux à travers les lignes ennemies. Overall se désespère, lorsque la Mort lui apparaît et lui propose un marché : elle reprendra son service à condition que sa première victime soit l’Empereur lui-même. Dans un geste final de rédemption, celui-ci accepte, pour le bien de tous. La référence directe à Hitler et au fascisme est évidente (la rédemption en moins), et fait figure de symbole puissant, hyper concentré, et de réquisitoire contre l’absurdité de la mégalomanie. Ullmann est mort à Auschwitz en 1944. Il n’aura jamais pu constater que son sujet n’a jamais eu la force de caractère du personnage fictif. 

La partition de Ullmann est merveilleuse. Un chef-d’œuvre absolu de modernisme éclectique, typique d’un certain style des années 1920, 30 et 40, qui osait mélanger allègrement la musique atonale, le Romantisme tardif, le jazz, les musiques populaires, la consonance et la dissonance. Bref, ce à quoi nous sommes aujourd’hui habitués, un siècle d’avance. 

L’orchestre de chambre d’une quinzaine de musiciens comprend un harmonium, un banjo, une guitare et les cordes, bois et cuivres classiques. C’est une musique pétillante de motifs et de bribes de mélodies qui se juxtaposent et s’enchaînent rapidement, sans jamais donner l’impression de s’amalgamer dans une soupe informe. Au contraire, des lignes ultra-limpides, dessinées au scalpel, anticipant parfois celles de Chostakovitch. Ullmann nous garde constamment en alerte. Un modernisme souvent cynique, qui grince et joue serré dans les coins, mais bourré d’humour et d’une contagieuse vitalité. 

Le côté vocal est divisé entre scansions et chant. Il faut noter la très belle prestation de Frédéric Caton (la Mort), une basse ronronnante, très collée au personnage. Également, Florence Bourget dans le rôle du Tambour, magnifique projection et timbre agréable. Éric Laporte en Arlequin (qui symbolise la Vie) est adéquat mais un peu mince dans les aigus. Pierre-Yves Pruvot joue l’Empereur Overall et son vibrato grandiloquent a la chance de profiter d’un personnage qui s’en accommode. Je ne suis pas certain que j’aurais aimé dans un autre contexte. Le Haut-Parleur, la radio nationale en sommes, est mené ‘’impérialement’’ par Tomislav Lavoie, mais dans un Allemand qui manque de clarté. Emmanuel Hasler et Sophie Naubert sont très corrects dans leurs petits rôles de soldats. 

Il s’agissait d’une version concert, mais ‘’augmentée’’, disais-je, grâce à des projections vidéo, combinant de très belles illustrations partiellement animées de Maxime Bigras et un montage de films d’archives réalisé par Matthieu Thoër, de Lumifest en cavale. Sans cette dimension visuelle, l’expérience aurait pu paraître aride. Ne reste plus qu’à espérer maintenant une réelle production scénique, dans un avenir pas trop lointain.

Je ne suis pas de l’avis d’un collègue qui regrette l’absence de costumes dans une version concert. À quoi peut bien servir de ‘’grayer’’ des chanteurs en Halloween quand ils sont condamnés à rester fixes? Ça serait ridicule. Enfin…

Le concert s’est terminé avec la présentation de la Symphonie pour orchestre de chambre no 1 « Remember to Forget », du Montréalais Jaap Nico Hamburger. Un complément adéquat, le thème sous-jacent de cette symphonie étant celle d’un train qui se dirige vers la mort (1er mouvement) et d’un autre qui se dirige vers la libération, ou la vie (2e mouvement).

Le lien avec Der Kaiser se faisait sentir avec la musique de Hamburger, qui manifeste des traits de ressemblance avec celle de Ullmann, bien qu’elle soit bâtie sur une architecture discursive beaucoup plus linéaire. Pas de bonds soudains, voire violents, entre des affects, des textures et des rythmes opposés. Plutôt une musique assez consonante, bien qu’occasionnellement parcourue de poussées atonales, campée sur une pulsation soutenue, illustrant ainsi la marche du train. Dépendant si celui-ci se dirige vers la mort ou la vie, l’atmosphère change, bien sûr. Hamburger ferait un très bon compositeur de cinéma. Cette musique possède un indéniable supplément d’âme : les parents de Hamburger ont survécu grâce au débarquement allié de 1944. Après Ullmann, assassiné, l’existence permise de cet homme fait figure de conclusion positive. Un train vers la mort, un autre vers la vie. 

Hamburger a passé beaucoup de temps en début de concert à offrir un concentré 101 de l’histoire de la musique, avec de nombreuses approximations et raccourcis. Curieux, de la part d’un éminent professeur et musicien.

Il faut regretter que la salle Claude-Champagne n’ait été que partiellement remplie. Serait-ce la salle elle-même, le problème? Pas son acoustique, excellente, mais plutôt son emplacement. Un cul-de-sac (littéralement) dépourvu de toute forme de commodités dans un large rayon tout autour (zéro resto, bar, ou activités quelconque). Un quartier dortoir. Quel dommage, elle sonne si bien. 

Il reste qu’un tel trésor opératique encore trop caché doit absolument être monté et montré partout. Il peut servir autant de document anti-totalitarisme puissant que d’introduction à l’opéra et au langage musical modernes. Sa durée très brève, ses archétypes compréhensibles par tous et toutes et les possibilités infinies qu’il offre en termes de mise en scène, sont autant d’éléments qui en font un incontournable absolu de l’art musical. Ce n’est pas avec ça que le Festival Classica remplira ses coffres, mais l’importance culturelle et sociale de ce genre de proposition est notable, et pourra certainement inspirer d’autres passionnés dans le futur. Il faut donc saluer la vision et le courage de l’équipe Classica, malgré les moyens très modestes à leur disposition pour réaliser ce projet (soulignés à grands traits par d’autres médias…). Que les commanditaires qui le soutiennent le sachent : votre investissement ira infiniment plus loin qu’une ristourne monétaire. 

Bravo et merci pour avoir osé.

Afrique / afro-antillais / dancehall / reggae / slam

Rien ne peut dépasser le groove et les mots

par Sandra Gasana

Les femmes étaient à l’honneur lors de la 10ème édition du Festival afropolitain nomade, qui s’est offert la Cinquième salle de la Place des arts pour sa Soirée « Du groove et des mots ».

Nodly, artiste montréalaise d’origine guadeloupéenne, a ouvert le bal et a fait honneur au groove en offrant une prestation mêlant dancehall, raggamuffin et reggae. Accompagnée parfois par son guitariste ou d’autres fois par des danseurs, elle passe du créole, au français et à l’anglais tout naturellement. Elle a fait le bonheur de plusieurs lorsqu’elle reprenait des classiques tels que Who am I de Beenie Man ou encore l’instrumental de Murder She Wrote de Chaka Demus & Pliers qu’elle revisitait à sa manière.


Le duo à l’animation composé d’Ashley Gnahoua, directrice de production du festival, et Fidjil Aby, a fait un travail extraordinaire, utilisant l’humour pour se taquiner sur la rivalité entre la Côte d’Ivoire et le Cameroun, leurs pays respectifs. « On a eu la partie groove, maintenant allons vers la partie des mots. Est-ce que vous êtes prêts pour les mots ? » demande Ashley, avant d’introduire Mariusca La Slameuse, originaire du Congo-Brazzaville.

Accompagnée par Poppy Duverné au piano, Madner Henry à la guitare, Watson Joseph à la basse et Joby à la batterie, c’est vêtue d’une longue robe rouge ornée de cauris et munie d’une traîne qu’elle monte sur scène. Elle porte fièrement le drapeau de son pays qu’elle attache à son micro. Entre ses couplets enflammés, les musiciens prennent le relai mettant le feu dans la salle, avant de ralentir pour laisser place aux mots de la slameuse. Celle qu’Ashley appelle la « Slamoraï » utilise son art pour aborder des sujets de société allant du célibat chez les femmes, encore un sujet tabou, à la violence conjugale. « Y a-t-il des célibataires dans la salle ? En Afrique, c’est encore mal vu d’être célibataire. Mais le plus important pour moi, c’est d’être heureuse ! », confie-t-elle entre deux chansons.

Elle fait le bonheur de plusieurs spectateurs lorsqu’elle démarre un morceau sur fond de rumba, invitant les hommes dans la salle à venir danser avec elle. Sans se faire attendre, deux hommes se ruent vers la scène et, à tour de rôle, font quelques pas de danse avec l’artiste. Autre moment fort de son passage, son duo avec son compatriote et directeur artistique du festival, Fredy Massamba. Leur complicité sur scène était palpable et ensemble, ils ont réussi à animer la foule, intégrant des moments d’improvisations ici et là.

« Matondo, ça veut dire merci dans la langue de mon pays », nous apprend-elle, avant de partager un morceau de son plus récent album Ilimbi sur les mariages forcés.  

Durant l’intermède musical avec DJ Mr.Touré aux platines, un hommage a été rendu à la fondatrice et directrice générale du festival Vanessa Kanga alias Veeby, qui a reçu un trophée des mains de ses filles, pour son travail remarquable durant toute cette décennie. « Il en faut de l’audace pour se dire “Je ne trouve pas quelqu’un qui me ressemble sur scène alors je crée une scène pour les gens qui me ressemblent” », mentionne Ashley lorsqu’elle lui présente le trophée. Et Fidjil de rajouter : « L’audace, c’est le talent que les autres n’ont pas. Et toi tu l’as ! » 

« Je ne pense pas que je suis exceptionnelle, j’ai juste des gens exceptionnels autour de moi. Mais c’est surtout l’amour profond que j’ai pour ce continent qu’on appelle l’Afrique. Parce qu’il est beau, il est grand, il est jeune, il est vibrant. Et il mérite d’être vu pour sa juste valeur. Alors tout ce que vous voyez ce soir, tout ce que vous entendez, c’est Africain ! » dit Vanessa, visiblement émue par cet hommage.


Avec trois albums au compteur, dont le plus récent, Fragile qui contient déjà le hit Lionne, Louve et Lièvre, LYDOL monte sur scène les pieds nus sous les applaudissements d’un public heureux de la voir. Le point commun entre les deux slameuses et Nodly est la place centrale qu’elles accordent aux femmes dans leur art. « On va beaucoup parler des femmes ce soir », annonce LYDOL au public déjà séduit. Elle fait chanter la foule dès le premier morceau et semble s’éclater sur scène en le faisant, avec à ses côtés la choriste haïtienne Cynthia à la voix mielleuse.

A son tour, elle fait monter Fredy Massamba sur scène qui nous offre ses envolées de soul improvisées, comme lui seul peut le faire, tout en rendant hommage aux grandes figures du Cameroun.
LYDOL parvient même à faire danser les spectateurs sur la chanson classique « Ancien combattant » de Zao, ce qui m’a tout de suite replongée dans mon enfance. 
Elle prend le temps de remercier chacun des musiciens, en les mettant bien à l’honneur le temps de leur solo respectif, avant de terminer avec son autre morceau à succès Bango, Bango sur lequel elle fait un featuring avec Aveiro Djess.

Crédit photo: Christian Tang – Festival afropolitain nomade

classique / classique moderne / musique contemporaine

Festival Classica | Camille Claudel, excellent prétexte à la musique aujourd’hui

par Alain Brunet

Force était d’observer par un dimanche après-midi au Théâtre de la Ville dans le contexte du Festival Classica, Stéphanie Pothier a été clairement favorisée par la nature : excellente mezzo-soprano et photographe aguerrie.

Rappelons d’entrée que son projet audiovisuel partait d’une séance de photographie des œuvres de la sculptrice Camille Claudel au Musée Rodin, où un espace considérable est consacré aux œuvres de Camille Claudel. On sait que cette dernière, de son vivant, n’a vraiment pas eu la même notoriété de celui qui fut son célébrissime compagnon et amant pendant une dizaine d’années.

Très malheureusement, Camille Claudel s’est retrouvée dans la misère économique, l’isolement, elle éprouva conséquemment des problèmes de santé mentale vers 1905 et puis fut internée quelques années plus tard dans le Vaucluse jusqu’à la fin de sa vie en 1943. Si cela s’était produit en 2024, elle serait probablement traitée, médicamentée et fonctionnelle… Un siècle trop tôt, donc… histoire comparable à tant de personnes internées alors, notre Émile Nelligan n’est qu’un exemple parmi les autres. Le sujet demeure néanmoins fascinant et Camille Claudel inspire plusieurs artistes et femmes artistes puisque son talent immense a enfin été reconnu au fil du temps, réputation évidemment catalysée par la relation passionnelle avec Auguste Rodin. D’aucuns lui trouvent désormais un talent équivalent au maître qui l’avait pris sous son aile avant de changer de maîtresse.

Stéphanie Pothier ne s’est pas limitée à photographier les œuvres de Camille Claudel, elle en a fait sa propre interprétation à travers divers traitements et prises de vue, assorties d’images biographiques aussi filtrés à sa façon. Ainsi, la chanteuse part de l’image et la transforme en évocation sonore, de concert avec l’excellent Quatuor Molinari. On aura droit d’abord aux Trois Chansons de Bilitis composées par Claude Debussy en 1897 et 1898, nous voilà plongés dans la Belle Époque parisienne, avec ces textes français interprétés sur des mélodies impressionnistes. Stéphanie Pothier ne défaillit pas pendant l’interprétation, elle sait incarner cette esthétique et l’actualiser sans en trahir la facture.

On passe ensuite à un quatuor à cordes de la compositrice Germaine Tailleferre, composé en 1919. L’œuvre s’inscrit dans une esthétique française tout à fait conforme au début de la modernité, on la sent très influencée par ses prédécesseurs à commencer par Debussy à qui a elle a d’ailleurs composé un hommage en 1920. On ne peut conclure à une grande œuvre mais à un travail harmonique imaginé dans l’air du temps, et une rythmique saute-moutons truffée de staccatos et de décalages intéressants. Du beau travail effectué par le Molinari, rigoureux et fluide.

On plonge ensuite dans une œuvre beaucoup de l’Américain Jake Heggie composée en 2012. Notons qu’il a d’ailleurs arrangé le Debussy joué en début de programme – pour quatuor à cordes et voix. Cette fois, avec nous sommes dans une œuvre contemporaine inspirée par Camille Claudel, œuvre dont les harmonies comportent certes des formes typiques du post sérialisme, non sans évoque les musiques françaises composées un siècle et quart avant la période actuelle. Il s’agit ici d’un parcours biographique mis en musique par Jake Heggie, le travail du quatuor à cordes et de la chanteuse comportent beaucoup plus de contrastes et les enjeux techniques de l’interprétation (notamment dans Shakuntala, 3e de 7 parties de l’oeuvre) semblent plus considérables, sorte de crescendo de virtuosité qui conclut bien ce programme immersif d’une heure environ.

Programme

Claude Debussy (1862-1918) arr. Jake Heggie

Trois Chansons de Bilitis (1897-98; texte : Pierre Louÿs)

  1. La Flûte de Pan
  2. La Chevelure
  3. Le Tombeau des Naiades

Germaine Tailleferre (1892-1983)

Quatuor à cordes (1919)

  1. Modéré
  2. Intermède
  3. Final : Vif

Jake Heggie (1961- ) Camille Claudel: Into The Fire (2012)

Prelude: Awakening

  1. Rodin
  2. La Valse
  3. Shakuntala
  4. La Petite Châtelaine
  5. The Gossips
  6. L’Âge mûr
  7. Epilogue: Jessie Lipscomb visits Camille Claude, Montdevergues Asylum, 1929
breakbeat / électronique / techno

Dystopique. Futuriste. Visionnaire: DJ STingray 313, l’oracle de la techno sombre

par Salima Bouaraour

DJ STINGRAY 313 X SAT X PANM360 

1er juin 2024 

Ce 1er juin, au Club SAT, le public a pu se délecter d’un symbole iconique de la techno de Détroit: DJ Stingray 313. Le nouveau système son a permis de fournir un cadre idyllique pour savourer les sélections de Sherard Ingram. Dystopique. Futuriste. Sombre. Un set de 2 heures où se succèdent les variations d’électro breakée, texturée, analogique, à la teinte scientifique et empreinte de techno au kick martelant. 

Depuis 2006, cet adepte de la scène souterraine a su développer une esthétique unique : toujours masqué et habillé d’un maillot de baseball de Détroit, emmenant le public dans les antres les plus sombres de leur intellect repoussant ainsi les limites de la musique. Des transitions tranchantes contrastant avec le calme constant de ce magicien nocturne. Ce qui fait l’exceptionnel qualité et renommé de ce sagace DJ est sa capacité à offrir des prestations parfaites en modulant constamment la trame sonore tant dans les styles que dans les crescendo brusques et explosifs, ou les diminuendo abrupts. 

L’ambiance dans l’Espace SAT était électrique et joyeuse à souhait. En effet, les fidèles se réjouissaient de cette séance d’exorcisme à s’en évanouir! Invité à maintes reprises à Montréal, on ne se lassera jamais de voir ce virtuose adepte des grands clubs comme Le Basement à New York, le Tangent Galerie à Détroit, Le Tresor à Berlin, le Human Club à Barcelone ou le Festival Intonal à Malmo ou les soirées Dekmantel à Amsterdam. La liste est bien longue! 

Retrouvez toute la programmation de la SAT ici:

avant-rock / drone / électronique / expérimental / contemporain / noise

Kee Avil, retenez bien ce nom !

par Alain Brunet

Gravez bien ce nom dans vos mémoires : Kee Avil, qui vient de lancer Spine, un second opus sous étiquette Constellation, passe actuellement du statut d’artiste émergent de la scène montréalaise à une fort possible reconnaissance internationale. La performance donnée le jeudi 30 mai au Centre Phi mène à croire que Montréal peut compter sur une nouvelle artiste d’exception.

Pourquoi donc?

Parce qu’elle fusionne singulièrement ses influences  et offre une performance unique devant public : avant-rock, post-industriel, électroacoustique, noise, glitch minimal, drone, avant-folk, free-jazz, performance immersive et… on pourrait dire d’esprit rock dans l’ensemble.

Parce qu’elle exprime brillamment le désarroi, la rupture, le chaos, l’errance, la pourriture, la moisissure de nos existences (voir la pochette de Spine!), la pénombre, mais aussi la lumière du talent qui jaillit des craques.

Pendant la quarantaine de minutes que dure son nouvel album et l’heure et demie de son nouveau spectacle, Kee Avil parcourt un vaste éventail de musiques modernes, en varie les couleurs sans jamais abuser des ingrédients, se limitant à quelques sources sonores pour définir l’influx de chacune de ses chansons, poésies sonores ou parties instrumentales.

Guitare en bandoulière, elle est assistée d’un percussionniste équipé de déclencheurs électroniques, Kyle Hutchins, ainsi que d’un sonorisateur avisé, Zachary Scholes, qui sait traiter les informations balancées en temps réel.

Le personnage Kee Avil qu’incarne Vicky Mettler arrive à maturité. Nous sommes ici dans un environnement unique devant public, la musique déjà qu’elle transcende son répertoire déjà enregistré. Les vidéos de la compositrice et artiste multi-disciplinaires Myriam Bleau, mettant à contribution l’IA, contribuent à sceller l’enveloppe dans laquelle se trouve le public.

Kee Avil chante, récite, scande psalmodie une poésie extrêmement personnelle, le tout concocté dans un mystérieux cocon. Devant nous, le superbe papillon de nuit émerge de sa gestation.

opéra contemporain

6 femmes, 3 opéras et une belle soirée de création

par Frédéric Cardin

La création féminine est foisonnante et ratisse large, si l’on se fie aux trois nouvelles œuvres lyriques présentées (partiellement) à la salle Bourgie hier soir. Trois opéras qui, ensemble, couvrent un large spectre du langage musical contemporain et savant. En effet, la soirée de création, intitulée Fables et légendes – Opéra d’aujourd’hui, était parfaitement équilibrée entre une œuvre rigoureusement atonale, une autre fondamentalement mélodique et consonante, et une troisième quelque part à mi-chemin. Chaque opéra est le fruit de la collaboration entre deux femmes, une compositrice et une librettiste. Les trois œuvres étaient partiellement mises en scène, la salle Bourgie (et probablement aussi les moyens financiers des organisatrices) ne permettant pas de scénographie complète. 

DÉCOUVREZ PLUS DE DÉTAILS SUR LE PROJET EN ÉCOUTANT UNE ENTREVUE AVEC KRISTIN HOFF DE MUSIQUE 3 FEMMES

C’est le duo formé d’Analia Llugdar, compositrice et d’Emné Nasereddine, librettiste (à qui on peut ajouter Alice Ronfard à la dramaturgie), qui avait l’honneur de lancer la soirée. Je suis fille de la fille est la mise en musique d’extraits du recueil La danse du figuier de Nasereddine, prix Émile-Nelligan en 2021. Je me permets de citer un commentaire du jury qui a accordé le prix à Emné Nasereddine, à propos de La danse du figuier

Dans une méditation sur ses origines, la poète Nasereddine évoque trois figures de femmes : celle de la grand-mère, Téta, celle de la mère, Fadwa, ainsi que celle de la fille, Emné. Après la mort de sa mère, Emné dresse un constat lapidaire : « les femmes de mon pays meurent avant d’écrire ». Ce terrible constat motive sans nul doute la poète à désobéir à sa grand-mère, qui l’invitait à se trouver un mari. En choisissant plutôt de devenir écrivaine, n’en déplaise à la grand-mère, Nasereddine connaît plusieurs défis. Une fois arrivée à Montréal, la poète évolue sur un territoire où il n’y a pas de « senteurs familières ». C’est la poésie qui lui permettra de tracer son propre chemin dans son pays d’accueil, afin d’y semer les parfums du Liban.

La musique de Llugdar ne se veut pas descriptive de quelques origines ethnoculturelles que ce soit. Elle est rigoureusement atonale, faite d’écartèlements timbraux et de rythmes morcelés. Accompagnée uniquement d’une flûte (Josée Poirier) et de percussions (Krystina Marcoux), la soprano Andréanne Brisson Paquin a offert une prestation bien incarnée et, surtout, vocalement impressionnante. La partition de Llugdar est exigeante : envolées lyriques abruptement interrompues, onomatopées variées et roucoulements qui doivent être projetés puissamment. Un passage m’a particulièrement marqué : celui où le personnage principal semble retourner dans sa mémoire pour évoquer sa grand-mère, Téta, qui prépare le thé. Les sonorités percussives sur les mots thé, théière, Téta, tasse, etc. sont amusantes et très bien articulées par Andréanne. Une parenthèse (définie ostentatoirement en entrée et en sortie par des attaques d’une rare violence des percussions – Krystina Marcoux, excellente) qui faisait du bien dans un produit total plutôt sévère. Tel qu’indiqué plus haut, il s’agissait d’un extrait de quelque vingt minutes d’une œuvre totale qui doit en faire une quarantaine. Aucune date n’a été évoquée pour la création complète. 

Je passe maintenant au deuxième opéra de la soirée, une sorte de fable symbolique à la fois loufoque et sérieuse : Raccoon Opera, des frangines Rebecca et Rachel Gray. Oui, un opéra mettant en scène un… raton laveur comme l’un des personnages principaux. En vérité, l’animal ressemble plutôt à un symbole, celui d’une force qui nous attire vers le conformisme, un peu comme le rhinocéros de Ionesco. Mais, le livret de Rachel (Rebecca est la compositrice), ne lévite pas dans la métaphysique pour autant. Il s’agit d’une histoire assez plébéienne d’une millénariale qui en arrache dans un appart miteux de Toronto et qui en arrache encore plus avec le proprio, de toute évidence une personne viscéralement insensible. La jeune femme qui s’appelle Erin n’est pourtant pas rancunière. Elle désespère sur l’état de sa vie, mais demeure résignée, apathique. Puis, le raton laveur arrive et l’amène à se révolter, à être fâchée! L’extrait présenté hier s’est arrêté au moment où Erin, gonflée à bloc par l’animal, se crinque et se transforme émotionnellement. 

La musique de Rebecca oscille entre un lyrisme affirmé qui contraste fortement avec l’œuvre précédente. L’orchestre, de loin le plus étoffé des trois opéras de la soirée (six musiciens et un chef), offre souvent un contrepoint pointilliste et grinçant, mais pas que. À certains moments, il prend des atours plus chaleureux. C’est Raccoon qui stimule cette dualité, car c’est un personnage à la fois rassurant pour Erin, mais aussi, on le sent, dangereux et manipulateur. À quelles fins? On le saura si jamais l’œuvre a la chance d’être créée dans son entièreté. Des projections vidéo de taches de café, de spaghettis métamorphosés en visage à la chevelure ébouriffée, et autres incongruités apportent un complément visuel associé à la vie spartiate de jeune adulte en appartement (beaucoup trop cher). 

J’ai beaucoup aimé ce mariage de commentaire social actuel (la crise du logement) et de réflexion plus large sur ses répercussions émotionnelles, matérialisées par la symbolique absurdiste du raton, facteur de conformisme rageur (là aussi, très actuel) et héritier d’une riche tradition littéraire. 

La soirée s’est terminée avec la dernière des trois propositions, probablement aussi l’œuvre la plus accrocheuse et la plus attractive. Nanatasis, d’Alejandra Odgers à la musique et Nicole O’Bomsawin au livret, peut même être qualifié d’opéra ‘’pour toute la famille’’. Au programme, trois légendes abénakises, dont, on le comprendra, une seule était présentée hier. 

L’histoire est celle d’un guerrier abénaki (Kl8sk8mba) qui part vers le Grand Nord afin de résoudre l’énigme d’un hiver qui ne finit plus et qui empêche le peuple de semer et récolter de quoi survivre. Le personnage sera amené à rencontrer Pebon (l’Hiver) et à le convaincre, avec l’aide de Niben (l’Été), de lâcher prise une partie de l’année, engendrant ainsi le cycle des saisons. 

Des trois, Nanatasis est l’opéra qui a bénéficié des plus belles largesses en termes de costumes. Pebon et Niben sont très beaux, caractérisés par d’immenses visages fait de papier colorés, de rubans et autres artifices, harnachés au-dessus des chanteurs qui les interprètent. Pebon est chanté par la basse William Kraushaar, magnifique et parfaitement campé avec ce timbre riche et profond, d’une irrésistible rondeur. Odéi Bilodeau est bonne, également, en Niben. Le ténor Mishael Eusebio incarne vocalement Kl8sk8mba, qui est également doublé dans ses déplacements par une marionnette. 

La musique d’Alejandra Odgers est tonale, mélodique et accessible. Elle fait appel, adéquatement et même habilement, à des tropes associés à la musique autochtone, mais aussi à ceux de son pays d’origine, le Mexique (le personnage de Niben lui permet cela). L’orchestration est économe (une flûte et des percussions), mais bien colorée. On imagine sans mal Nanatasis partir en tournée et plaire à un très large public. D’ailleurs, c’est le seul des trois ouvrages lyriques qui possède une date de création complète, en 2025 à Montréal. J’ai très hâte et, d’après les commentaires entendus après la soirée, le public présent aussi. 

On doit remercier chaleureusement toutes les équipes derrière cet important travail de renouvellement de la chose opératique : l’organisme Musique 3 femmes, à l’origine du projet, Le Vivier et Sixtrum percussions. 

Bravo, bravo, et merci.

avant-garde / musique contemporaine

Plongée surréaliste chez Innovations en concert

par Frédéric Cardin

La Sala Rossa était assez bien garnie mardi soir (28 mai) pour la présentation du dernier concert de la saison d’Innovations en concert. Un concert aux allures de buffet dadaiste et d’art conceptuel. Quatre compositrices, trois Montréalaises et une Torontoise, présentaient autant de nouvelles œuvres conçues pour instruments acoustiques, traitement numérique et projection vidéo. La seule exception a été la pièce d’introduction de Keiko Devaux, qui s’est jouée dans l’obscurité (presque) complète. Celle-ci, écrite pour trompette à double pavillon (oui, une trompette avec deux sorties, l’une normale et droite, l’autre à angle ascendant) a constitué une fort belle entrée en matière. Devaux fait bon usage des contrastes timbraux très rapides pouvant être exécutés par cet instrument. Par exemple, l’un des pavillons peut être muni d’une sourdine et l’autre non, si bien que l’interprète peut passer d’une sonorité voilée à une autre brillante en l’espace d’une seule note. Pas besoin de changer d’instrument. La pièce qui s’intitule SADA (écho) évoque de grands espaces frappés par des résonances amplement réverbérées, évoquées autant par l’écriture instrumentale que par les manipulations numériques live. Une belle entrée en matière, empreinte d’une étrange noblesse mais aussi d’un sentiment de grandeur panoramique, soutenue en cela par les harmonies consonantes utilisées par la compositrice, et très bellement rendues par la soliste Amy Horvey.

La soirée s’est poursuivie avec une proposition radicalement différente, celle de Terri Hron, intitulée Out Loud, un opéra féministe pour interprète solo, électronique live et vidéo, d’une vingtaine de minutes – ish et divisé en deux parties. Chaque partie présente un personnage issu de l’imaginaire connu : la Titania du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, puis la Sirène du conte d’Andersen. Costumée sur scène de manière simple mais évocatrice, chaque soliste (Helen Pridmore et Jennifer Beattie, excellentes dans leurs rôles respectifs) est mise comme en abîme avec son double pré-filmé et projeté sur écran. S’ensuit un dialogue ouvert, chanté dans une langue inventée faite de clics, de roulements, de murmures et de quelques envolées lyriques de bon aloi. Sur l’écran, la ‘’traduction’’ du texte renforce l’impression d’étrangeté de ces personnages ironiquement plus ‘’réels’’, malgré leur caractère imaginaire. Le traitement de Terri Hron est résolument féministe. On comprend bien que la Titania si mal traitée par Shakespeare devient ici une femme qui réclame son droit à habiter pleinement son espace vital nocturne. Cette Reine de la Nuit version univers parallèle est appuyée par de beaux aigus perçant de l’interprète et un texte (celui de la traduction bien sûr) invitant à embrasser la poésie des ténèbres. Certains dandinements lascifs de l’interprète dans la vidéo laissent perplexes et sont pauvrement chorégraphiés, mais le propos de base est bien exprimé. 

Jennifer Beattie, mezzo-soprano dans/in Out Loud de Terri Hron (La sirène/The Siren) – cr.: Nick Jewell

La Sirène, en deuxième partie, assume elle aussi sa féminité et ne souhaite pas devenir humaine pour les yeux d’un prince insignifiant, mais plutôt parce qu’elle ‘’ne se sent pas à sa place’’ dans le monde aquatique. La musique de Hron, ni franchement atonale ni consonante, est truculente dans son utilisation d’onomatopées en partie improvisées par l’interprète. Je pense qu’une plus franche distinction sonore entre les deux contes (timbres, couleurs, rythmes, textures, peu importe) aurait été de mise, afin de mieux différencier et incarner la plongée dans deux univers narratifs bien campés dans leurs contrastes décoratifs. Reste qu’il s’agit d’une proposition très stimulante et j’irai explorer plus en profondeur la musique de cette jeune compositrice. 

La troisième proposition nous a, elle aussi, imposé un revirement à 180 degrés. La Torontoise Olivia Shortt, munie de son sax baryton et de pédales d’effets, a garroché son Makwa au public, une sorte de rage martelée sur fond de vidéo ou s’entremêlaient films de chat cabotin, de personnages maquillés, de couple queer en situations incongrues et d’animations psychédéliques. Dali et Bunuel auraient aimé. Les vociférations saxophoniques, renforcées par des loops et de la réverb’ sans ménagement, n’étaient pas aussi violentes que l’artiste l’avait laissé entendre dans son ‘’avertissement’’ au public. Une performance intense, certes, mais très dynamique et narrativement cohérente grâce aux folies surréalistes de la vidéo (ce qui est très ironique, non?). En effet, sans le côté souvent ludique de la vidéo, l’ensemble aurait pu être ennuyeux.

Nicole Lizée dans/in Saskbient/Manitobient – cr.: Nick Jewell

Le moment final de la soirée appartenait à Nicole Lizée, qui nous présentait pour la première fois Saskbient/Manitobient (un jeu de mots avec Saskatchewan, Manitoba et ambient), une peinture expressionniste pour Amy Horvey au banjo et trompette à double pavillon (un énorme boost de répertoire pour cet instrument en une seule soirée!), avec bidouillages acoustico-numériques opérés par Lizée, sur fond de vidéo évoquant les deux provinces des Prairie à travers toutes sortes d’objets et de mises en scène. Amy Horvey pinçant une clôture de barbelés dans la vidéo répondait à la même artiste live jouant de son banjo. Lizée glissant un patin jouet sur un vinyle, façon DJ, faisait écho à son double vivant manipulant son séquenceur. Coiffées avec des chapeaux ressemblant à des gerbes de blé, les deux artistes jouaient devant tout un fatras rappelant certaines icônes symboliques des provinces du centre : une clôture en bois, une vache peluche, une petite ferme, des épis de maïs dont l’épluchage servait également d’accompagnement rythmique, telle des percussions, et même des petits ballons en forme d’extra-terrestres, ceux à grosse tête et grand yeux noirs qu’on pourrait voir sur des T-shirts ‘’I Live in Area 51, But Don’t Tell Anyone’’. Là, j’ai moins compris. Y a-t-il plus d’E.T. en Saskatchewan et au Manitoba? Il faut dire que Lizée est une passionnée de science-fiction. Mais peu importe, car la proposition musicale, sans être la meilleure de la créatrice montréalaise, est assez amusante. 

Cela dit, si Saskbient/Manitobient était la tête d’affiche de la soirée, j’en suis ressorti plus impressionné par le Out Loud de Hron, mieux brassé par le Makwa de Shortt, et plus séduit par le SADA de Devaux. 

pop / punk / techno

Little Big @ Club Soda – Montréal

par Patrice Caron

Little Big s’est fait connaitre sur internet par ses vidéoclips visuellement déjantés, son humour acerbe et sa critique sociale, disons-le, punk. Le tout enrobé dans une pop électro qui peut sembler inoffensive mais qui fait son pain et son beurre à pervertir les apparences. Et difficile de se méprendre sur le discours grâce aux vidéoclips (qui comptent plus de 70 millions de vues pour certains.)

Çeci explique la composition particulière du public pour ce concert qui affichait complet depuis quelques temps. Des étudiants clubbers aux vieux punks qui boivent de la IPA, chacun y trouve son compte, même Little Big, qui semblait surpris et heureux de l’accueil que lui a réservé Montréal.

Aucune première partie, le DJ se présente seul sur scène et ça démarre sur un 10 cenne. Ilya « Ilich » Prusikin arrive en tourbillonnant et c’est parti pour 90 minutes dans le tapis. Sonya Tayurskaya s’avance et surprise, elle est très enceinte, mais Ilich va compenser amplement en se démenant sur scène, la composition visuelle jouant sur la lascivité de Tayurskaya et l’énergie punk de Ilich, soutenu par le DJ qui vient au-devant de la scène, monte sur sa table, fait de la hype, bref, ça bouge et il y a toujours quelque chose à voir. Mais ce qui m’a le plus diverti, ce sont les chorégraphies. Judicieusement placées dans la setlist, elles n’étaient pas omniprésentes mais quand elles se passaient, l’effet sur le public était palpable. Il y a bien sûr la célèbre danse de Skibidi, mais même lors de leur reprise de Blitzkrieg Bop des Ramones, on a droit à quelques mouvements synchronisés et l’intensité de la salle a monté d’un cran.

Pour la musique, on a droit à un genre d’euro-rave punk qui fait son effet sur le plancher de danse. À la limite du gabber par moment, on a droit à du gros beat accompagnés de saturations aux sources diverses (piano, guitare, internet), avec un groupe capable de garder le rythme jusqu’à la fin et qui, sans écran ou éléments de scène, en met plein la vue et les oreilles tout au long du concert. À part quelques changements de costumes, Little Big a su mettre le public dans sa poche avec son énergie, son humour et une setlist parfaitement dosée. Pas que des hits mais presque, qui aurait pu aller bien au-delà si le groupe avait voulu, le public en redemandait jusqu’à la dernière goutte de sueur.

Avec l’énergie déployée durant ces 90 minutes, on peut comprendre que c’était le temps d’aller se reposer. Et à voir le sourire du groupe devant l’enthousiasme du public, on devrait les revoir dans un avenir pas si lointain, dans une plus grande salle probablement.

baroque

Concert Bourgie : Sa Majes-Théotime

par Frédéric Cardin

Si je ne m’abuse, c’était la première fois que Théotime Langlois de Swarte et son Consort s’arrêtait à Montréal, dimanche dernier à la salle Bourgie. Nous souhaitons ardemment que ce ne soit pas la dernière!

Sous le thème d’un voyage à travers l’Europe dont les étapes étaient liées entre elles par le principe de la Sonate en trio, genre majeur de l’ère baroque, le (très) jeune violoniste et ses compagnons nous ont offert un programme mixte, fait de découvertes (réjouissants Dandrieu, Reali, Eccles et Veracini) et de grands succès du répertoire (Rameau et ses Sauvages, Corelli et Vivaldi et leurs Follia, Bach).

Ce qui frappe chez de Swarte, mais aussi chez ses trois amis (Sophie de Bardonnèche, violon, Hanna Salzenstein, violoncelle, Justin Taylor, clavecin) qui forment ensemble Le Consort, c’est l’autorité avec laquelle ils infusent leurs lectures de ces pièces et l’absolue conviction dans leur démarche interprétative. Celle-ci se caractérise par un souffle énergique totalement communicatif, mais qui ne vire pas à l’esbroufe. La technique est impeccable, rendant chaque note, même les plus éparpillées dans les passages virtuoses, clairement dessinée. La musicalité et la sensibilité sont palpables. Le courant est ininterrompu entre ces jeunes musiciens qui jouent ensemble depuis presque 10 ans. Et pourtant, aucun d’eux n’a plus de 30 ans, exception faite de Justin Taylor qui a un immense 32!

Si j’utilise un terme princier dans le titre de cette chronique, c’est bien pour qualifier la prestation artistique de très haute tenue que Swarte et son ensemble nous ont donnée, et pas pour qualifier une quelconque attitude hautaine. Tout au contraire, Swarte se montre sympathique sans racolage et offre quelques commentaires simples et économes, mais qui résument adéquatement les pièces jouées. Chaque membre du Consort apporte également sa contribution au micro, toujours dans cet esprit de sobriété, mais aussi de sincérité.

Le public de Bourgie a très chaudement manifesté son appréciation. Je pense qu’ils l’ont sentie et il est à espérer que cela leur donnera envie de revenir très vite (et aux programmateurs d’ici de les réinviter)!!

expérimental / contemporain / musique actuelle

FIMAV 2024 | Un 16 mai à Victo

par Alain Brunet

La quarantième présentation du Festival international de musique actuelle de Victoriaville s’est conclue le dimanche 19 mai au Carré 150, au terme d’un ultime concert donné par l’ensemble du guitariste scandinave Kim Myhr.  Si cette nouvelle mouture du FIMAV avec Scott Thomson à la barre a attiré moins de mélomanes que l’an dernier, ce qui était largement prévisible (le facteur John Zorn y fut déterminant, tout comme le départ de Michel Levasseur, son fondateur), la nouvelle direction artistique a offert dans l’ensemble une proposition solide, de fort belle tenue, comportant bien assez de beauté et de substance pour que l’impression de satisfaction domine au retour à la maison.

Allons-y d’abord pour un résumé du 16 mai.

Le Double, Stéphane Diamantakiou

Bassiste et compositeur français transplanté à Joliette, Stéphane Diamantakiou a réuni des musiciens des quatres coins du Québec pour constituer le projet Le Double : Geneviève Gauthier, saxophones, Sébastien Sauvageau, guitares et synthés, Sébastien Delorme, guitare, Scott Bevins, trompette et électroniques, Davî Simard, électroniques. On annonçait au départ une forme de post-rock-jazz-électro, on a eu droit à une séance d’improvisation qui laissait percevoir des formes embryonnaires de compositions, mais sans plus. On aura apprécié certaines performances individuelles, mais l’ensemble de cette performance était plus proche d’un atelier plaisant pour ses participants que d’un tout cohérent et achevé pour les mélomanes plus exigeants.

Quatuor Bozzini et Jürg Frey

Jürg Frey entretient un lien privilégié avec le Quatuor Bozzini pour l’interprétation de ses œuvres. Avec raison ! Cette fois, le compositeur suisse et ses interprètes se surpassent avec le Quatuor à cordes No.4, un discours minimaliste d’une sensualité exceptionnelle et d’une grande profondeur texturale. Les structures rythmiques sont extrêmement simples, les variations harmoniques sont  simples, les lignes mélodiques tout autant. La subtilité de cette œuvre au calme apparent qui se déroule lentement et sûrement, en fait, se trouve dans les timbres et la tension maintenue entre les cordes. Le discours collectif y est plus que cohérent, on y ressent la transcendance d’une œuvre parfaitement maîtrisée. Sans conteste l’un des grands moments de ce 40e FIMAV. Bravo à Isabelle Bozzini, violoncelle, Stéphanie Bozzini, alto, Clemens Merkel, violon, Alyssa Chung, violon.

Basileus de Pascal Germain Berardi

Il y a beaucoup de choses à dire sur Basileus, le seul programme ayant fait salle comble au 40e FIMAV. Il s’agit d’un oratorio en 4 actes composé par Pascal Germain-Berardi et dont le livret est signé Sébastien Johnson, le tout mis en scène par Marie-Ève Groulx. Ensemble de cuivres (Horizon), ensemble de guitares classiques (Forestare), ensemble de percussions (Sixtrum), choeur de hurleurs métal (Growlers Choir), trois guitares électriques, six contrebasses, trois chanteurs solistes (Sarah Albu, la Matriarche, Charlotte Gagnon, Ades, Dominic Lorange, Ades).  En  voici la trame dramatique: “À la base, il s’agit d’un drame familial se déroulant dans une époque violente. Ses protagonistes ont soif d’honneur, de liberté et de domination. Cette tragédie de lignée et d’anxiété des origines met en vedette quatre personnages, tous parents, qui cherchent à s’affranchir du passé, tout en étant en quête de liberté personnelle et de responsabilité collective.”

Que signifie tout cela ? Il faudrait lire attentivement le livret pour en tirer des conclusions éclairées, car ce qu’on en a su avec les éléments de texte projetés au-dessus de l’orchestre laissaient l’impression de messages cryptés, sortes de paraboles ouvertes à moult interprétations. On devine qu’il s’agit d’un conte arthurien, inspiré des trames narratives des contes nordiques moyen-âgeux comme le sont tant de romans fantastiques ou de science-fiction. On sait également que les artistes liés aux styles métal et prog aiment bien cet imaginaire arthurien, qui faisait son entrée jeudi dans l’univers des musiques dites actuelles.  Entrée peu convaincante car plusieurs observateurs ont spontanément réprouvé ce discours apparemment jugé pompeux et mal ficelé.

Tournons-nous plutôt vers les découvertes musicales au programme, franchement visionnaires: le lien entre chant classique et hurlements métal, entre guitares électriques et classiques (à cordes de nylon), entre les percussions et les instruments à vent. On assistait aux premiers balbutiements de nouvelles formes orchestrales  à grand déploiement, encore imparfaites mais prometteuses. Les orchestres symphoniques de l’avenir ne seront pas toujours constitués comme ils le sont aujourd’hui, nous en avions jeudi un exemple annonciateur. Voilà pourquoi Pascal Germain-Berardi doit impérativement poursuivre sa route jusqu’à la confection d’œuvres irréprochables en ce sens. À l’évidence, il a trouvé un bon filon.

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