Comme tout le monde sur la planète, nous sommes préoccupés par l’Ukraine, ces derniers temps. Il est facile de se faire happer par le cercle vicieux du malheur en regardant défiler le décompte des victimes. Les chaînes de nouvelles diffusent en continu des statistiques comme « Au moins 23 000 morts et 10 millions de déplacés, selon Reuters »; les noms de Volodymyr Zelensky et – malheureusement – Vladimir Poutine se sont incorporés à notre lexique cérébral.
Or, il est un aspect de la culture ukrainienne dont nous sommes devenus beaucoup plus conscients, au cours du dernier mois : sa scène musicale, notamment ses groupes punk passés et existants. Lorsqu’on songe à la musique punk ukrainienne, un groupe comme Gogol Bordello peut nous venir à l’esprit. Cette formation punk-manouche a plutôt le Lower East Side de Manhattan comme port d’attache. Nous avons donc mis l’accent, ici, sur la musique punk ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui.
Il convient aussi de remercier Bandcamp et Spotify, dans une certaine mesure, car on a découvert diverses listes de lecture grâce à leurs plateformes. Merci également aux musiciens nord-américains et européens qui ont eu l’amabilité eux de nous transmettre un peu de leurs connaissances de la scène punk marginale de l’Ukraine.
Pourquoi le punk? Parce que depuis ses débuts, le punk rock a été un catalyseur de libération musicale et politique, selon les groupes. La musique punk a été au cœur de la dénonciation de gouvernements iniques, du racisme, du sexisme, du mépris général des droits de la personne et, bien sûr, de la guerre.
Un site Web appelé Neformat, que coordonne la journaliste Yaryna Denysyuk, couvre la scène musicale marginale d’Uzhhorod, en Ukraine; nous y avons eu recours pour nous renseigner sur l’histoire de la musique punk en Ukraine. Voici ce qu’en dit Yaryna Denysyuk : « L’ère postsoviétique est caractérisée par une pauvreté endémique, pendant la restructuration de l’économie du pays. Il n’y avait pas d’Internet pour partager et enregistrer la musique, pas d’économie créative pour soutenir les jeunes talents, ni d’industrie musicale proprement dite. Ce n’est que dans les années 2000 qu’une scène marginale plus vaste a commencé à poindre en Ukraine. »
Au cours de notre séjour virtuel dans la contre-culture punk ukrainienne, nous avons découvert un fait intéressant : bien que le punk véhicule habituellement des réquisitoires politiques, une grande partie de la musique punk ukrainienne est plutôt axée sur des sujets comme la dépression, l’anxiété et les traumatismes. Il existe des chansons costaudes sur l’enfer de la guerre, et on assistera assurément à l’émergence de nouveaux groupes qui créeront des chansons sur l’invasion russe. Jusqu’à présent, toutefois, une grande partie du punk ukrainien revêt la forme d’une catharsis, pour ses musiciens, sans lien avec la politique. On pourrait qualifier ce punk d’apolitique.
Par ailleurs, le terme « punk » peut avoir différentes significations, selon les régions du monde où on le pratique. En Ukraine, par exemple, pays où la scène musicale est plutôt modeste et autonome, de nombreux groupes sont affiliés au punk. Des formations à tendance speed-metal, hardcore, post-hardcore, doom, black-métal, psychobilly ou alt-rock aboutissent dans la case punk.
La liste qui suit ne se veut aucunement exhaustive : elle ne fait qu’effleurer la surface du mouvement, mais elle devrait vous donner une petite idée des groupes punk anciens et nouveaux d’Ukraine.
Vopli Vidopliassova : punk-rock expérimental des années 80
Il est fort difficile pour nous, en Amérique du Nord, et même pour les populations d’Europe occidentale d’imaginer l’étau dans lequel l’Union soviétique serrait la culture ukrainienne, y compris la musique. « Les Soviétiques considéraient les hippies et les punks comme des manifestations » nuisibles de la bourgeoisie », mais un grand élan de créativité est survenu à la fin des années 1980. Peu après, le pays a obtenu son indépendance », explique Yaryna Denysyuk.
Des groupes de métal, de punk rock underground ou de musique électro-expérimentale se sont mis à apparaître, à la fin des années 80 et au début des années 90. La plupart d’entre eux sont oubliés, toutefois. L’un d’eux, Vopli Vidopliassova, communément appelé « VV », a joué un rôle crucial dans l’émergence du punk en Ukraine. VV jouait principalement du rock’n’roll, mais proposait un tas de chansons punk et post-punk, vers 1987 au Kyiv Rock Club. La chanson Танцi, créée en 1989, a connu un succès immédiat. Elle illustrait la noirceur de la musique rock et punk ukrainienne.
Homesick : groupe skate-punk hardcore d’Odessa
Homesick, qui œuvre depuis 2010, propose une mouture intense de skate-punk hardcore ukrainien. Sa musique sonne comme un concert se déroulant dans une piscine abandonnée, pleine de skaters, de punks et d’autres laissés pour compte.
Les membres ont comme pseudos Crank, Left, Hump et Wise. Leur son s’apparente à celui de Dayglo Abortions ou même de Black Flag. Après l’invasion de l’Ukraine par les Russes, Homesick a lancé une chanson acoustique intitulée ПОД ЗВУК СИРЕН – « Sous les sirènes » –, évoquant la peur, l’unité et la liberté des Ukrainiens. La chanson tire son nom des sirènes de raid aérien que le chanteur entendait à six heures du matin.
Cios : groupe street-punk de Khmelnytskyi
Le son de Cios s’apparente au sous-genre punk Oi! qui résonne dans les pubs de Grande-Bretagne. La musique de Cios est grinçante et rugueuse, le genre qui incite à boire à pleine bouche lors d’un concert underground.
Il s’agit de punk sale d’ouvriers qui parlent des difficultés de la vie moderne. Bien qu’elles ne soient pas ouvertement politiques, leurs chansons évoquent directement la corruption de la société ukrainienne. La musique du groupe nous rappelle celle des vieux albums de Minor Threat ou, parfois, des Bad Brains, à laquelle on aurait ajouté des éléments de surprise comme un solo de saxophone, pour rendre l’expérience d’écoute encore plus agréable. Leur plus récente parution (2021) s’intitule Біль. Гніт. Бруд. (c’est-à-dire « Douleur. Abus. Saleté. »).
Dymna Sumish : punk des années 90 et 2000, groupe originaire de Tchernihiv
Le groupe Dymna Sumish, fondé en 1998 à Chernihiv, a généré une résonance considérable dans les cercles musicaux d’Ukraine grâce à un mélange très convaincant de punk-rock, de hardcore et de psych-rock. Dymna Sumish a joué partout en Ukraine, mais n’a pas enregistré d’albums avant le milieu des années 2000.
Une grande partie de sa musique n’existe que sur CD, mais on peut dénicher quelques chansons dans les recoins obscurs de YouTube. Le groupe a déclaré publiquement qu’il mettait fin à ses activités « (…) en raison de son incapacité à faire face à la situation en Ukraine. La culture n’est pas valorisée, au contraire : le pouvoir dicte les règles, l’expérience sociale, bref, c’est le « totalitarisme » ». N’oublions pas que c’était en 2012, avant l’invasion russe de la Crimée (2014).
Death Pill : groupe riot-grrrl hardcore métal-punk de Kyiv
Dernière formation, mais non la moindre : Death Pill. Ce groupe riot-grrrl autoproclamé est terrifiant. Sa musique fait l’effet d’une plaie déjà ouverte qu’on lacère à grands coups. Une volée de vitriol et de colère sur un mur de guitares lourdes et rapides, de basses et de tambours de guerre. Par moments, ça ressemble à du thrash-métal pur, enraciné dans l’éthique punk DIY par son lyrisme. Death Pill émane de la scène punk-hardcore de Kiev, un endroit où les délimitations de genres sont floues.
Les simples Die for Vietnam et Расцарапаю Ебало, qui signifie « J’écorcherais ta saloperie de visage », sont tous deux dédiés à l’armée ukrainienne et toutes les redevances sont consacrées au financement de l’effort de guerre.
« Aujourd’hui, nous dédions cette pièce à tous ceux qui défendent notre pays. Nous sommes prêts à écorcher, de nos ongles manucurés, le visage de chacun des monstres qui empiétera sur notre liberté et notre indépendance », peut-on lire sur leur page Bandcamp. La batteuse, Anastasiya Khomenko, a récemment déclaré à Rolling Stone que la musique de Death Pill ira en s’alourdissant, car elle est « remplie de colère et de haine ». Et Anastasiya Khomenko d’ajouter, « Nous ne serons jamais capables d’oublier et de leur pardonner tout le mal qu’ils nous ont fait ». Conseil : n’allez pas embêter ces Ukrainiennes.