J’ai toujours détesté écrire sur les morts lorsque mes patrons me l’ordonnaient. Chaque fois, je finissais par le faire et admettre cette tâche incontournable des journalistes culturels dans les médias traditionnels. Oui, cette tâche était essentielle et le demeure: en général, le public ne se fait pas prier pour lire sur la vie des artistes (au-delà de leurs préférences) qui viennent de passer à une autre dimension.
Sous mon radar funèbre récemment, le grand Wayne Shorter dont j’ai fait l’apologie. Mais j’avais omis, inconsciemment j’imagine, de souligner la disparition du saxophoniste Pharoah Sanders en septembre 2022, et plus récemment du pianiste Ahmad Jamal. La mort récente de l’auteur-compositeur-interprète français Jean-Louis Murat, un des plus grands de la chanson française des années 80,90,2000, 2010, 2020, me rappelle ce blocage que je dois une fois de plus combattre. Et que dire de la disparition de Tina Turner, autre clou dans le cercueil de ma résistance à cette pratique incontournable de la commémoration.
Rappelez-vous le récent enregistrement du producteur électronique Floating Points, avec le London Symphony Orchestra et Pharoah Sanders pour soliste principal. Le saxophoniste coiffait sa carrière et reconfirmait l’impact colossal sur les jazzophiles. Chez les moins de 40 ans, plusieurs le portaient même en plus haute estime que John Coltrane ou Wayne Shorter, des musiciens pourtant supérieurs. Pharoah Sanders était un homme d’un instinct exceptionnel, ayant su capitaliser sur ses capacités techniques spectaculaires (overblowing, harmoniques, sons multiphoniques) qui compensaient sur son articulation mélodique et sa piètre envergure compositionnelle. Depuis les années 60, en fait, Pharoah Sanders a répété les mêmes mantras saxophonistiques et solidifié son propre mythe en collaborant avec de jeunes artistes qui le vénéraient comme ils vénèrent Sun Ra, un de ses premiers employeurs.
Il y a quelques semaines mourait Ahmad Jamal, un des plus doués musiciens de toute l’histoire du jazz, dont la longévité exceptionnelle aura permis d’asseoir sa réputation de génie pianistique. Pour l’avoir interviewé et assisté à plusieurs de ses concerts, je puis témoigner de ce talent d’exception. L’homme fut consacré dans les années 50, à la même époque d’Oscar Peterson alors considéré comme un supravirtuose du jazz. Plus audacieux, plus aventureux, plus moderne et tout aussi virtuose que son collègue canadien, Ahmad Jamal n’obtint pas ce statut colossal avant le dernier tiers de sa carrière qui s’est conclue à l’âge de 92 ans. Une fois de plus, on constate que les visionnaires, aussi talentueux soient-ils, mettent beaucoup plus de temps à s’imposer… trop souvent après leur mort. Heureusement, ce ne fut pas le cas du brillantissime Ahmad Jamal, par ailleurs l’un des premiers jazzmen afro-américains convertis à l’Islam au milieu du siècle précédent.
Du jazz moderne, on doit expressément passer à la chanson française car la mort précoce de Jean-Louis Murat cette semaine est un choc pour tous les fans de chanson française qui se respectent. Une embolie pulmonaire aurait eu raison de cet artiste d’exception, enclin à l’autarcie et la misanthropie. Ses propos jugés sexistes sur la chanteuse pop Angèle lui ont récemment valu les foudres du jeune public. Libre penseur, antithèse du citoyen consensuel, Murat n’en était pas à ses premiers commentaires sur ses collègue, ayant naguère dénigré Johnny Hallyday et Jean-Jacques Goldman pour les raisons qu’on imagine. Murat avec qui j’ai maintes fois sympathisé, n’était pas un gentil garçon pour le commun des mortels. Plusieurs auront retenu de lui son côté grognon et méprisant, intransigeant face à la bêtise, au point de se faire vraiment mal comprendre ou percevoir. Tant pis pour ces observateurs sommaires, car Murat a été un des plus grands auteurs et compositeurs de chanson de notre époque, l’Histoire le confirmera j’en ai l’intime conviction. Connaissance profonde des chansons francophones et anglophones, connaissance profonde des mots, connaissance profonde des sons, hyperlucidité, pessimisme, sensualité, audace, travail acharné. Merci Jean-Louis.
Et puis… que dire de plus sur Tina Turner, que la planète entière vient de glorifier pour les bonnes raisons ? PAN M 360 rend aussi hommage à cette victime devenue lionne, modèle de résilience pour quiconque subit la violence conjugale. Mais d’abord et avant tout, Tina Turner fut une reine pop-rock-R&B des années 80 et 90, sa contribution au showbiz de masse est indéniable. Pour avoir rédigé des comptes-rendus de ses spectacles à l’époque, je puis témoigner de son ascendant et de son autorité sur scène.
À tous ces artistes d’exception, RIP. Retournons vite au présent et à l’avenir.