Le monde étrange et magique de King Tuff

par Lyle Hendriks

Au moment où il est monté sur la scène du Bar Le Ritz PDB, il était évident que Kyle Thomas, mieux connu sous le nom de King Tuff, est un mec bizarre.

Le 28 mars, King Tuff était accompagné de Tchotchke, un excellent groupe de rock indépendant originaire de Brooklyn, à New York. Le trio exclusivement féminin a joué avec une énergie fantastique, dont une performance particulièrement forte de la batteuse/chanteuse Anastasia Sanchez qui a porté l’élan de chaque morceau jusqu’à la fin.

Après une courte pause, le King lui-même (accompagné de sa joyeuse troupe) est arrivé sur scène, lançant rapidement le bal avec l’ouverture fantaisiste de son dernier album, « Love Letters to Plants ». Avec ses touches sobres, sa batterie discrète mais compliquée et ses voix imparfaites et percutantes, ce morceau bizarre a donné le ton au reste du set.

Après une petite discussion sur Montréal et ses bagels (y compris le geste controversé de prêter allégeance à Fairmount Bagel), Thomas a poursuivi son programme, jouant principalement des morceaux de son dernier album, Smalltown Stardust. Tout comme l’album lui-même, la prestation montréalaise de King Tuff se résume en un seul mot : confiance.

Il y avait un sentiment d’aisance dans tout ce que jouaient Thomas et son groupe, un sentiment distinct d’humilité soutenu par des décennies de pratique et d’expérience. Alors que Thomas a sans aucun doute les capacités de faire fondre nos visages en un instant, il ne ressent clairement pas le besoin de le prouver avec ces nouvelles chansons, choisissant plutôt d’inclure le strict nécessaire de ce que chaque chanson requiert. Ces titres semblent avoir été conçus pour Kyle Thomas avant tout, et le fait que quelqu’un d’autre veuille les écouter n’est qu’un bonus.

Malgré la maturité et la croissance apparentes de Thomas, il a tout de même eu ses moments, notamment en maudissant un pied de micro branlant et en posant des questions irrévérencieuses au public sur nos options en matière de piscines locales. Pour notre plus grand plaisir, nous en sommes arrivés à un point où même le guitariste de Thomas lui a dit qu’il était un monstre – une déclaration qui n’a été démentie ni par le King ni par ses coéquipiers.

À ce stade, nous pensions tous avoir une idée de l’ambiance étrange de King Tuff. C’est un homme mûr, avec des années d’expérience et les compétences qui vont avec, mais qui conserve une touche de jeunesse dans sa façon de parler et de jouer. Je pensais qu’il allait bientôt terminer, mais il s’est soudain arrêté et a dit qu’il avait oublié quelque chose en coulisses, disparaissant dans la salle arrière.

Après une pause gênante, le batteur de Thomas a haussé les épaules, a rempli le silence et a dirigé le groupe pendant quelques minutes de musique d’ascenseur jazzy. Peu après, King Tuff réapparaît, revêtu d’une robe de sorcier rose et irisée, accompagnée d’un chapeau et de lunettes. Le ton ayant changé brusquement, le groupe s’est lancé dans des chansons plus anciennes et plus lourdes, dont l’impressionnante « Black Moon Spell » et l’emblématique « I Love You Ugly ». Thomas a déchiré, crié et hurlé sur ces derniers morceaux, délivrant l’énergie et l’intensité qu’il avait si gracieusement retenues jusqu’alors.

King Tuff est une vision psychédélique dans une barbe hirsute. Une fourchette de foudre qui frappe où bon lui semble. Un magicien fantasque armé d’une Telecaster et d’un piano Rhodes. King Tuff est un mec bizarre, et on ne peut s’empêcher de l’aimer pour ça.

Sunset Rubdown… à l’aube de la reconstitution

par Alain Brunet

Ce week-end à la Sala Rossa, les deux soirées consécutives chapeautées par Sunset Rubdown sont d’authentiques retrouvailles pour le groupe reconstitué et dont c’était jeudi le premier concert depuis 13 ans.


C’était aussi l’occasion pour ces hipsters ayant dépassé la trentaine de reprendre contact avec ce groupe excellent, né jadis à Montréal et mené par l’un des plus doués songwriters canadiens, Spencer Krug, surtout connu pour sa participation à la formation Wolf Parade.


Comme c’est le cas d’un nombre sans cesse croissant d’artistes hyper doués qui s’égarent dans les répertoires infinis des plateformes d’écoute en continu, Spencer Krug est une aiguille en or massif, perdue dans la méga botte de foin. Heureusement pour lui et pour nous, son immense talent suffit au moins à payer ses frais fixes… sans que les institutions médiatiques de l’écosystème musical ne s’en préoccupent comme elles le devraient.


Je me souviens encore d’un concert donné jadis dans le contexte de Pop Montréal il y a une mèche et puis… pas grand-chose. Normalement, un groupe de cette trempe devrait remplir le MTELUS pour services rendus à nos âmes mais bon. Spencer Krug n’ayant vraiment pas de plan de carrière, son esprit libre et peu carriériste l’a mené ailleurs que sur les listes d’écoute à succès. À l’évidence, ses multiples projets n’ont pas produit un effet de convergence.


Aujourd’hui, sa notoriété est assez grande pour remplir deux Sala Rossa d’affilée, sans plus. Gageons qu’il existe encore tout plein de fans de Wolf Parade ne sachant pas l’existence de Sunset Rubdown. Pourtant…Il fallait vraiment se trouver à la Sala Rossa pour se redire wow, quel joyau de la mouvance indie!

Du premier album de Sunset Rubdown, Snake’s Got a Leg (2005), on a reconnu la chanson titre.


De l’album Shut Up I’m Dreaming (2006), on a pu identifierThe Empty Threats of Little Lord, Shut Up I Am Dreaming of Places Where Lovers Have Wings, Stadiums and Shrines II,The Men Are Called Horsemen There.


De l’album Random Spirit Lover (2007), on a eu droit à The Taming of the Hands That Came Back to Life, Winged / Wicked Things,The Mending of the Gown.


De Dragonslayer (2009), Silver Moons, You Go On Ahead (Trumpet Trumpet II), Idiot Heart, Dragon Lair.
De l’EP Sunset Rubdown Introducing Moonface, Coming to at Dawn.


Jamais enregistrée mais composée dans les années 2000, la chanson We’re Losing Light fut exécutée avec brio, comme l’ensemble de cette performance top niveau. En plus d’être un parolier d’une classe à part, Spencer Krug est un redoutable chanteur d’esprit rock. Toujours penché sur son micro et ses claviers, il n’est pas exactement ce qu’on appelle une bête de scène mais la qualité de son travail musico-poétique et l’indiscutablecompétence de son band compensent largement pour ces carences apparentes.


Fallait-il se formaliser que bien peu de nouvelles musiques figuraient au programme de ces retrouvailles? Pas à ce stade de la reconstruction. Il fallait plutôt reconfirmer les grandes qualités de ce groupe que forment Spencer Krug (voix et claviers), Michael Doerksen (guitare, batterie), Jordan Robson-Cramer (batterie, guiare), Camilla Wynne (claviers) et Spencer Krug (voix soliste et claviers), joints sporadiquement par le bassiste Nicholas Merz qui s’était produit en première partie.


Ce dernier est d’ailleurs un authentique mutant de la mouvance americana, en plus de s’avérer un redoutable multi-instrumentiste, chanteur et concepteur sonore, Son usage façon dark ambient d’une guitare pedal steel assortie de filtres électroniques qui en transforment les fréquences, ses envolées de baryton extra-terrestre, sa dégaine de cow boy sous acide, ses psalmodies et reprises étranges (on a même reconnu Wicked Games de Chris Isaak!) sont autant de matériaux constitutifs d’un personnage unique, pour employer un euphémisme.


Si vous pouvez donc vous faufiler pour la seconde soirée de Sunset Rubdown à la Sala, la recommandation est chaude et fervente.

post-rock / rock expérimental

Le maelström de Godspeed You! Black Emperor, en concert

par Stephan Boissonneault

Le calme de chaque respiration, éphémère, les lumières vacillantes et hésitantes qui se déversent du ciel, les machines qui se transforment et les chantiers de construction qui se tordent, le tour d’un cerf-volant noir pour la rédemption. Nous sommes au bord du précipice en tant qu’espèce et il n’a jamais été aussi important de s’aimer les uns les autres. Des tâches d’encre fracturées recouvrent des images de bombes tombant du ciel. Le bruit ne s’arrête jamais et nous ne le voulons pas. Les jours semblent être des heures, les heures semblent être des minutes, les minutes se transforment en l’apparence même du temps jusqu’à ce qu’il soit pulvérisé et que le rien devienne le tout. Détritus de transmission.

Ce morceau de prose peut se lire comme la pensée d’un fou qui méprise la plupart des choses, ou peut-être aime tout, et c’est peut-être le cas, mais c’est aussi un témoignage, un compte-rendu de ma rencontre avec Godspeed You ! Black Emperor (GY!BE), l’un des précurseurs du post-rock, un genre changeant qui continue d’engendrer de nouveaux groupes, apparemment à partir de rien.

Ils jouaient le premier concert d’une série de deux au MTelus (un endroit que le groupe appelle communément le Telephone Venue) et le merch était composé d’une foire aux livres anarchistes d’un côté et de divers vinyles couvrant leur illustre carrière de l’autre. Et ce, sans aucune hyperbole : ils ont enregistré sept disques depuis leur création à la fin des années 90. Le dernier en date, G_d’s Pee AT STATE’S END!, met l’accent sur la ténacité et l’expérimentation de ce groupe montréalais. Environ un an avant sa sortie officielle en 2021, j’ai entendu un premier pressage de cet album dans un magasin de disques d’Edmonton avant de déménager à Montréal, la ville natale de Godpseed. Le vendeur m’a seulement dit : « C’est un nouvel album de Godspeed, mais je ne peux pas oser en dire plus. » 

Cet album est peut-être le plus fracturé et le plus en colère du groupe depuis Yanqui U.X.O. Il a été écrit sur la route pendant une tournée qui a été interrompue à cause de la pandémie, ce qui, d’une certaine manière, a donné aux musiciens une occasion tordue de se réconcilier avec les raisons pour lesquelles ils font de la musique. 

Les projections 16 mm créées par Karl Lemieux et Philippe Leonard faisaient autant partie du spectacle que les huit musiciens assis et debout sur scène. Des sculptures d’albâtre incandescentes ont pris le décor par surprise et des séquences de combats de chiens ont été filtrées dans des tons de jaune sale et crapuleux. 

Il n’y avait pas d’apparat. Les membres de GY!BE ont pris place (ou se sont levés dans le cas de la section des cordes qui comprend une guitare basse tonitruante) et ont lentement entamé « Hope Drone », une chanson qui s’est métamorphosée depuis ses débuts sur scène à San Francisco en 2013.   

Les derniers instants de  » Hope Drone  » ont dégouliné vers  » First of the Last Glaciers  » qui, malgré son obscurité, est l’une des chansons les plus lourdes que GY!BE ait jamais conçues (bien qu’il s’agisse en réalité de la deuxième partie de la chanson  » A Military Alphabet « , tirée de G_d’s Pee). Je sais, il est difficile de ne pas considérer la personne qui écrit ces lignes comme un crétin prétentieux qui se cache dans sa cave et n’écoute que des disques de Godspeed, mais il est important de donner à l’art le crédit qu’il mérite. Et c’est ce que c’est. De l’ART. Ce groupe a sa propre mythologie et il est difficile de ne pas s’y laisser prendre.

L’heure et demie qui a suivi a été très floue. Tout ce que je peux dire avec certitude, c’est que la foule a été enchantée par la performance, se cognant la tête, pleurant, éternuant, sifflant, haletant sur le sol bondé. GY!BE ne s’est jamais qualifié de politique, mais il est difficile de ne pas penser aux troubles et aux effusions de sang auxquels une grande partie du monde a été soumise pendant une chanson comme « Bosses Hang » de Luciferian Towers. La musique est une arme, ou un moyen de révolution sonore. GY!BE vous fait découvrir tous les sons – batterie fracassante, guitares tourbillonnantes, basse gargantuesque, violons tintinnabulants – et vous emmène en voyage dans un monde dystopique mais proche de chez nous, où des seigneurs reptiliens règnent sur un régime capitaliste, où la seule communication se fait par le biais de transmissions radio qui s’estompent. Alors que nous sommes forcés de nous tenir les uns les autres dans l’ombre, nous voyons nos proches s’étioler… 

C’était d’ailleurs tout l’intérêt de la première partie du set de Moor Mother, qui mériterait honnêtement un article à part entière et qui, qui sait, pourrait bien en avoir un à l’avenir. Autrice, compositrice, interprète, poète et artiste visuelle, Camae Ayewa est également professeure à la Thornton School of Music de l’Université de Californie du Sud, et son set ressemblait parfois à une conférence ou à un sermon expérimental.

« Je sais que j’aborde des sujets très lourds, mais ils ne le sont pas assez. Les gens souffrent et nous vivons de cette souffrance », a-t-elle déclaré à la foule après avoir commencé par des chansons de l’album Jazz Codes, sorti en 2022. Des bruits statiques et des pulsations sombres ont servi de toile de fond à des compositions parlées et criées dignes du « poète officiele de l’apocalypse », donnant le ton à GY!BE.

Moor Mother live @ MTelus

Le monde dystopique dans la musique de Moor Mother et de GY!BE est malheureusement le nôtre.

Et même si GY!BE ne vous dira jamais directement de prendre les armes et de vous battre pour réparer notre réalité brisée et renverser le régime en place, il y a un côté révolutionnaire dans une grande partie de leur travail. Il suffit de lire les notes de pochette de certains de leurs albums… Je m’en voudrais de ne pas mentionner l’importance de leur travail pour les protestations populaires. Mais c’est une histoire pour un autre article.

J’ai la chance de vivre au Canada ou à Kanata, qui est en grande partie libre malgré son passé sombre, mais cela ne me permet pas une seconde de penser que tout va bien. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans le monde. Et sans entrer dans une tirade, voir GY!BE fait de ces maux le carburant, non, le catalyseur du changement. Comme vous pouvez le constater, voir ce groupe en concert suscite une émotion inquantifiable, une mélodie qui vous accompagnera jusqu’à la fin de vos jours.

GY!BE still reverberating in our minds

L’année 2012 a vu la résurgence de beaucoup de choses – les Mayas pensaient que ce serait la fin des temps – mais pour beaucoup de personnes présentes à ce concert, cette année représente le retour de Godspeed après un hiatus de 10 ans avec l’album ALLELUJAH! DON’T BEND! ASCEND!  En cette funeste nuit d’hiver montréalaise, GY!BE a entamé la deuxième partie de son spectacle avec la première chanson de l’album,  » Mladic « . En musique, le contexte peut être déterminant. Et c’est certainement le cas d’une chanson comme  » Mladic  » – moyen-orientale dans son sinistre travail de guitare drone (les quatre guitaristes versent dans la lumière) et sa section de cordes chimérique. La batterie, mon Dieu, la batterie. C’est comme une crise de panique à laquelle on ne peut échapper ou que l’on ne veut jamais fuir parce que c’est tout ce que l’on connaît. Le pays dans lequel vous vivez peut avoir un drapeau, mais à ce moment-là, c’est tout ce que vous connaissez. ALLELUJAH! DON’T BEND! ASCEND! est l’un des meilleurs disques de retour qu’un groupe ait jamais inventé, si ce n’est le meilleur. Et nous avons pu en entendre et en voir une partie en direct.

Dans ce paysage sociopolitique, la culture musicale indépendante est à la croisée des chemins, menant une bataille que certains qualifieraient de perdue d’avance. C’est une histoire nihiliste et triste que nous vivons tous, que nous partageons, que nous résistons, que nous protestons, que nous déconstruisons et que nous essayons de changer pour le meilleur. Je ne peux pas m’attribuer le mérite de cette dernière phrase. Elle est tirée des notes de pochette et du rouleau de Bandcamp d’ALLELUJAH! DON’T BEND! ASCEND! Encore une fois, il faut rendre à César ce qui appartient à César. 

Le passage suivant était également flou. Il ne s’est jamais terminé, mais il a duré environ 44 minutes… Lorsque le groupe a terminé  » Mladic « , le silence s’est installé jusqu’à ce qu’un fan crie  » FUCK YEAH « , comme s’il était à un concert de métal. Je ne peux pas le blâmer pour cela. « Mladic » est un morceau lourd et il en voulait plus. Bien sûr, GY!BE était heureux de lui rendre service.

Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles je vais voir de la musique en live, mais j’apprécie particulièrement d’entendre un morceau vraiment profond en live. C’est ce qui s’est passé avec le dernier morceau, « BBF3 », un paysage sonore transmutable qui contient des bribes d’une interview de Blaise Bailey Finnegan III aka Blaze Bayley, qui apparaissait sur l’album F#A# de Godpseed, sorti en 1998. Cet album a également été ma première introduction au groupe, vécue dans une stupeur due à l’herbe dans un garage gelé. 

Blaze Bayley a également été le chanteur d’Iron Maiden pendant les pires années du groupe de metal britannique. Mais il a une grande gueule et un dégoût pour le système capitaliste nord-américain qui convient parfaitement à GY!BE. Je n’avais aucune idée que nous allions entendre « BBF3 », c’est un morceau très profond, tiré d’un album de deux chansons que beaucoup de gens ignorent. En live, cette chanson est anxiogène, surtout lorsque Bayley récite les armes automatiques qu’il possède alors que GY!BE converge dans un vrombissement statique. 

Interviewer : Pensez-vous que les choses vont s’améliorer avant d’empirer ?

Blaise Bailey Finnegan III : Pas du tout. Les choses vont juste empirer et continuer à empirer. Comme je l’ai dit, l’Amérique est un pays du tiers monde et… nous sommes dans une situation désespérée.

Interviewer : À quoi pensez-vous que ce pays ressemblera en 2003 ?

Blaise Bailey Finnegan III : Vous savez, je vais vous dire la vérité – rien contre vous, mais je ne veux pas répondre à cette question parce que… je n’ai même pas l’esprit aussi… aussi inhumain.

16 mm madness

Mon dieu, cette chanson en live était une autre excursion et elle a continué à retentir même après que le groupe ait quitté la scène. Un super fan, qui m’a dit que c’était la 23ème fois qu’il voyait le groupe en concert, m’a dit de « rester après la fin de la musique ». 

Mais cela n’a jamais vraiment été fini. Je suis toujours là. Et tout comme la première fois que je les ai vus en concert, il y a presque un an jour pour jour dans une salle beaucoup plus petite à Victoria, en Colombie-Britannique, ce concert restera un souvenir que je garde confusément cher.

Les gens ont qualifié GY!BE de transcendantal, d’orgasmique, d’euphorique, d’hallucinant, d’anxiogène. C’est tout cela et bien plus encore. C’est ce qui se rapproche le plus de la projection astrale sans manger du peyotl au fond d’un tonneau. Je devrais vraiment prendre un billet pour le concert de demain. Oh, attendez, c’est complet. Allez les voir quand ils passent dans votre ville – ou pas, ils s’en fichent. Ils sont indifférents, un groupe insaisissable qui aime ses fans et qui fera de la musique jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, mais qui ne vous donnera jamais la clé pour comprendre son message sonore. C’est à vous de le découvrir par vous-même. 

Écrit au petit matin, alors que le soleil se lève à peine au-dessus des immeubles d’habitation. Photos par l’auteur. 

Godspeed You ! Black Emperor joue au MTelus le 9 mars (COMPLET)

chant choral / classique moderne / musique contemporaine / néoclassique / pop orchestrale / post-minimaliste

Riopelle symphonique: tableaux (immersifs) d’une exposition

par Alain Brunet

Comment parvenir à bouleverser, séduire, accrocher le public de la musique populaire désireux d’élever son expérience sonore?  Bien peu y parviennent. Les concepteurs de Riopelle symphonique n’y parviennent peut-être pas clairement mais, plus que bien d’autres praticiens de cette fusion, s’approchent de l’objectif : comprendre et apprécier sincèrement les codes de la musique symphonique moderne, sans renier sa culture pop pour autant.

Présenté dans le contexte des célébrations du centenaire de la naissance de Jean Paul Riopelle , soit jeudi à l’ouverture du festival Montréal en lumière, Riopelle symphonique  invite le public à s’immerger de son œuvre répartie en 5 actes dans un environnement multimédia chapeauté par l’exécution de l’Orchestre symphonique de Montréal, cette fois sous la direction du chef en résidence Adam Johnson, sans compter le Chœur des Petits Chanteurs de Laval et le chœur Temps Fort  dirigés par Philippe Ostiguy.

Sous la direction artistique de Nicolas Lemieux, président de GSI Musique, l’auteur-compositeur-interprète Serge Fiori et le compositeur-arrangeur  Blair Thomson ont été recrutés pour imaginer cette œuvre, que l’on pourrait qualifier de néo classique, sorte de poème symphonique exécuté dans un contexte immersif, appuyé d’une sobre scénographie de Marcella Grimaux – présentation de tableaux assortie d’extraits fort pertinents d’une interview de Jean Paul Riopelle menée  par le biochimiste et communicateur Fernand Séguin, l’homme des grands entretiens de la SRC à une époque de plus en plus lointaine.

Ainsi, l’objectif  est de mettre en valeur les œuvres probantes de Riopelle, une sélection endossée par sa fille Yseult. La projection sur trois écrans disposés au-dessus de l’orchestre est spectaculaire à souhait, sans que la sobriété essentielle à une telle opération n’en soit vraiment amoindrie.

Au-delà de ces considérations, la musique est au centre de la proposition : les compositeurs devaient s’inspirer de Riopelle tout en y apposant leur signature.  Un peu comme l’avait fait Modeste Moussorgski à l’endroit de Viktor Hartmann en 1874 dans Tableaux d’une exposition, œuvre rendue célèbres en 1922 via une orchestration probante de Maurice Ravel… et l’on ne compte pas la version prog rock d’Emerson Lake & Palmer !

On connaît évidemment le travail de Serge Fiori, vétéran de la pop dont la renaissance a été marquée par la sortie d’un album solo et d’une « symphonisation » récente de son œuvre chansonnière qui trouve ici un nouveau prolongement. Dans les années 70, l’ex-leader d’Harmonium fut l’un des plus doués de la mouvance québécoise. Les expériences de son fameux groupe, notamment cette collaboration avec feu l’arrangeur Neil Chotem dans L’Heptade,  révélaient ses qualités musicales intrinsèques, une profondeur harmonique et rythmique clairement supérieure à tout ce qui se faisait à l’époque dans le monde de la chanson keb. On devinait chez lui un réel intérêt pour le jazz contemporain et la musique classique moderne. Voilà qui est de nouveau confirmé.

Sa rencontre avec le très doué Blair Thomson était donc idéale, car ce dernier  pouvait créer des passerelles solides entre le monde chansonnier et sa connaissance profonde du répertoire moderne ou contemporain de ladite musique sérieuse. Ainsi, on peut relever dans cette œuvre plusieurs référents stylistiques post-romantiques, impressionnistes, contemporains. Des compositeurs viennent  spontanément à l’esprit : Maurice Ravel, Claude Debussy, Charles Ives, Aaron Copland, Steve Reich, John Adams et plus encore. La patte de Blair Thomson est chargée de tout ça et se met au service des airs consonants de Serge Fiori, sortis de leurs cadre chansonnier dans le cas qui nous occupe.

Les procédés plus récents de musique contemporaine ne sont-ils ici que des ornements aux mélodies tonales de Fiori ? Parfois ils le sont  et parfois l’art de Blair Thomson l’emporte sur le mélodisme de cet authentique maître de la folk prog québécoise. Voilà qui diffère de l’approche habituelle de la pop symphonique dont l’objet habituel est de dérouler une épaisse moquette orchestrale sans audace sous les chansons connues du grand public venus célébrer une œuvre pop marquée du sceau symphonique, un peu à la manière d’une musique de film de type “blockbuster”..

Cette fois, donc, on se rapproche davantage d’un équilibre réel entre la composition « sérieuse »  et la chanson, simple de par sa nature  – lier un texte à une musique exige forcément une simplicité afin que le chant et les mots soient dûment servis. Parce que Fiori a une sensibilité musicale et une compréhension des formes musicales supérieure aux songwriters de la pop, Blair Thomson peut s’exprimer à part égale au sein du tandem en choisissant de présenter une œuvre à la fois orchestrale et chorale, sans solistes, encline aux voix jeunes et peu opératiques.

Du côté de l’auditoire, qui y trouve son compte au juste ? 

Qu’en pensent les fans de Fiori  et de la mouvance Harmonium ? Qu’en pensent les fans de pop venus sciemment vivre cette expérience ? Apprécient-ils vraiment les grandes fresques contemporaines de certains passages, assorties de dissonances, lignes atonales et autres effets texturaux? Ils reconnaîtront certes plusieurs éléments modernes de musiques de films marqués par les périodes post-romantiques ou modernes mais… Cette fois, cette portion est nettement plus importante et l’emporte parfois sur les arguments mélodiques. Trop ? Pas assez ? Difficile de trancher.

Qu’en disent à leur tour les fans de musiques modernes ou contemporaines dites sérieuses, certes minoritaires dans l’auditoire de cette première mondiale ?  Sont-ils rassasiés par ces « mises en symphonie » de mélodies consonantes, procédé somme toute assez connu depuis les débuts du cinéma moderne ?

Cet équilibre souhaité entre l’art de Serge Fiori et l’art de Blair Thomson est, somme toute, une arme à double tranchant. 

Au sortir de cette première mondiale chaudement applaudie, on pouvait aussi flairer un tant soit peu le danger d’une impression mi-figue mi-raisin, soit une réception trop froide des deux côtés de cette clôture (encore existante, mais heureusement plus poreuse) qui sépare les fans de la pop et ceux de l’univers classique.  En revanche, cette posture plus contemporaine de l’œuvre, surtout dans ses premiers actes, doit être applaudie car l’audace proposée ici au grand public peut générer une certaine élévation… à condition que ce grand public admette cet équilibre extrêmement délicat  entre ce qui est déjà digéré et ce qui ne l’est pas encore.

Raison de plus pour continuer l’expérience et la mener au-delà des limites admises par le conformisme ambiant.

CRÉDIT PHOTO: VICTOR DIAZ LAMICH

RIOPELLE SYMPHONIQUE EST PRÉSENTÉ VENDREDI ET SAMEDI, 20H. À LA SALLE WILFRID-PELLETIER DE LA PLACE DES ARTS. POUR INFOS ET BILLETS, C’EST ICI

L’opéra La Flambeau de David Bontemps : un conte haïtien de portée universelle

par Frédéric Cardin

Mardi 7 février 2023, soir de première mondiale à la salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau à Montréal. Selon toute vraisemblance, c’est le 4e opéra de toute l’histoire haïtienne qui est mis en scène : La Flambeau de David Bontemps, sur un livret tiré de la pièce éponyme de Faubert Bolivar. Il est logique de constater que la métropole soit désormais un catalyseur de création savante d’origine haïtienne, étant donné la grande place que prend la diaspora de ce pays au Québec. Il faisait plaisir de voir que, un, la salle était comble, deux, la moyenne d’âge était substantiellement plus basse que dans un concert classique traditionnel et, trois, les Québécois à la peau foncée constituait une partie importante de l’assistance, je dirais même probablement la majorité. Bonne et belle soirée donc pour l’opéra local!

La musique

Si, à en juger par les commentaires glanés dans le public, la plupart des personnes présentes étaient profanes en matière lyrique, cela n’a en rien paru dans le degré et la qualité d’attention manifestés pendant les quelque 1 h 45 minutes que durait l’œuvre. Il faut dire que la musique de David Bontemps, jeune musicien aussi à l’aise dans le jazz que dans la musique savante contemporaine ou les traditions folkloriques et populaires de son pays, avait de quoi séduire. Consonante et souvent mélodique, celle-ci a offert au moins deux passages que l’on pourrait qualifier de véritables arias. Je ne serais pas surpris de les entendre un jour dans une émission de musique classique grand public.

Bontemps sait également bien utiliser le chromatisme et même très occasionnellement la polytonalité pour faire avancer le drame en cours et surtout illustrer les tensions intérieures des personnages. Si ces passages ont probablement dû être plus ardus pour les néophytes de la chose contemporaine, l’ensemble demeure éminemment compréhensible en termes dramaturgique et émotionnel, même pour des personnes peu habituées à ce genre de frottements harmoniques. Rien ici qui n’aurait pas été entendu au cinéma. 

La principale habileté du compositeur est dans son sens du rythme. plus de la moitié de l’opéra se passe dans un accompagnement orchestral pulsatif, un peu dans l’esprit de la musique de film ou du minimalisme étatsunien, mais construit dans des harmonies complètes et pas uniquement arpégées. Le résultat est qu’une histoire centrée sur de longs dialogues paraît en fin de compte beaucoup plus ‘’active’’ qu’on ne se l’imaginait. Ça fonctionne très bien et particulièrement (attention : divulgâcheur) dans la scène du viol. 

Les voix

L’écriture pour les voix est idiomatique, accolant des motifs récurrents (façon leitmotifs) et des univers sonores reconnaissables aux différents personnages. Monsieur, un intellectuel pétri d’idéaux républicains mais en vérité surtout imbu de lui-même, reçoit une partition faite de quelques ritournelles en apparence simplistes, se gonflant parfois d’une posture prétentieuse et même martiale (on devine le potentiel tyrannique du personnage). Madame, sa femme, semble vivre dans son propre univers en parlant aux morts de sa famille. Sa musique est également la moins séduisante, la plus tendue et tourmentée. Certains de ses passages sont peut-être ceux qui auraient bénéficié d’un resserrement dans la durée. Mademoiselle, la jeune servante qui fera les frais de l’odieuse attention de Monsieur, est celle qui reçoit les plus belles plages de tout l’opéra. Deux beaux airs lui permettent de rayonner sur tout le reste. Le premier est certainement inspiré d’une mélodie populaire traditionnelle tandis que le deuxième, à la toute fin de l’opéra, est un morceau lyrique d’une grande élégance mélodique. On s’en rappellera et on a hâte de le réentendre. L’Homme, le personnage fantastique qui arrive à la fin pour juger et condamner Monsieur, est empreint d’un accompagnement sonore imposant, sombre et tragique, comme on devait s’y attendre.

En ce qui concerne les voix, c’est la soprano Suzanne Taffot (Mademoiselle) qui remporte la palme de la vedette de la soirée. Son aisance vocale et mélodique, sa diction claire, sa voix tout simplement irrésistible, la plus belle de la distribution, a conquis le public présent. Je donnerai la deuxième place à la mezzo Catherine Daniel (Madame), parfois presque alto tellement Bontemps a fait appel à son registre grave. Un vibrato assez large et sa diction française inégale en limpidité a probablement dû rebuter une partie du public. Si la basse étasunienne Brandon Coleman avait toute la prestance et la gravité vocale pour bien établir le personnage de l’Homme, sa diction française plus que floue enlevait malheureusement de sa force dramatique potentielle. Le ténor canadien Paul Williamson se tire un peu mieux d’affaire côté langue, mais il manque souvent de puissance et n’arrive pas toujours à imposer sa présence face à l’orchestre (pourtant limité aux cordes et à un maracas!). Son timbre aigu, presque nasillard, n’était pas toujours agréable non plus. La Flambeau mérite une reprise avec deux hommes à la hauteur de ces rôles.

L’orchestre et la mise en scène

Alain Trudel dirigeait l’Orchestre classique de Montréal. Le chef a très bien découpé les lignes de la partition et bien rendu les rythmes incisifs nécessaires à la propulsion de l’action. David Bontemps a été choyé. La mise en scène, relativement dépouillée, s’appuyait sur un décor minimaliste mais adéquat : un lit, servant également de divan, comme point central, un lutrin servant de tribune à Monsieur, un meuble pour la machine à café et des livres). Des projections évocatrices sur le panneau arrière complétaient la scénographie économe mais efficace..

Malgré quelques chipotages, La Flambeau est assurément une œuvre réussie, que l’on souhaite revoir et réentendre le plus tôt possible. L’histoire, bien que campée dans le terroir haïtien, est universelle. L’hypocrisie d’une élite bien pensante ‘’faites ce que je dis, pas ce que je fais’’, la misogynie, le rapport aux ancêtres, les racines culturelles, la justice rétributrice, voilà des thèmes que tous ceux et celles présents, peu importe la couleur de leur peau et leur degré de familiarité avec la chose lyrique, ont compris viscéralement. Pour la communauté québéco-haïtienne présente, il y avait certainement un sentiment de déjà vu (rappelons-nous certains de ses dirigeants passés). Pour les Québécois ‘’de souche’’, le souvenir d’un Québec d’avant Révolution tranquille encore présent à trouvé dans la séquence du chapelet (à la fin de l’opéra, Madame raconte que Monsieur traînait tout le temps un chapelet, symbole contradictoire à la fois de civilisation et du superstition talismanique). Puis, comment douter que l’abus de pouvoir sous forme de viol d’un homme ‘’important’’ vis-à-vis une jeune femme sous-classée soit entièrement d’actualité et transportable dans n’importe quel pays du monde?

Finalement, La Flambeau est aussi une création importante et marquante historiquement pour la musique haïtienne et québécoise. C’est un nouveau trait d’union de noble stature entre deux peuples dont la destinée ici en haute latitude est probablement de n’en former qu’un seul, unique et inspirant.

La Flambeau sera enregistré par ATMA Classique, en vue d’une sortie en 2024.

classique occidental / période classique / période romantique

Augmentation ou réduction : un défi pour Jean-François Rivest et I Musici de Montréal

par Alain Brunet

Augmenter ou réduire l’instrumentation prévues aux partitions originelles de grands compositeurs, voilà l’exercice auquel s’est livré Jean-François Rivest à la barre de l’Orchestre de chambre I Musici de Montréal, jeudi soir dernier à la Salle Pierre-Mercure. Brahms et Beethoven furent les compositeurs desquels le maestro montréalais a « bricolé » de célèbres partitions, dans le contexte d’un programme intitulé Allemagne: la quintessence d’I Musici

« D’abord nous avons élargi le célèbre Sextuor à cordes no 1 en si bémol majeur de Johannes Brahms aux cordes complètes de l’orchestre, divisées en six parties avec une contrebasse ajoutée (comme Mahler l’a fait avec la Jeune fille et la Mort ou comme Schoenberg avec sa propre Nuit Transfigurée). »  

Ainsi, on passait d’une œuvre pour six cordes qui passait à 18 instruments à cordes sans compter la contrebasse. Avant l’exécution, le maestro a résumé les choix effectués pour cette augmentation des données instrumentales.

Un de ses « choix éditoriaux » consistait à ajouter la contrebasse aux six parties de l’orchestre. «  Où bien on met ou on enlève la contrebasse, qui joue l’octave inférieur. On  y  réfléchit collégialement avec Yannick (Chênevert), notre cher contrebassiste qui est toujours de bon conseil. »

Un autre de ses choix repose sur une alternance des réparties  entre les parties de l’orchestre et les solistes. « Le jeu d’un soliste peut s’élargir au groupe, et devient une sorte d’extension fluide du sextuor. »

Ainsi l’œuvre composée en 1860 par Brahms au terme d’un séjour de quelques années  au domicile de Clara Schumann (dont le mari au prises avec de sérieux problèmes psychiatriques avait été admis en institution) se voyait amplifiée par ces suppléments de cordes. L’effet est digne d’intérêt, on en garde l’impression d’une exécution plus soyeuse, plus charnue, avec une plus grande variété d’interventions individuelles. 

Évidemment, il était plus facile pour les mélomanes présents à Pierre-Mercure d’évaluer la transformation inverse subie par la célébrissime Symphonie no 5 en do mineur op. 67, dite Symphonie du Destin, et son fameux TA-TA-TA-DAAAM en introduction.

« L’esprit dans lequel je l’ai fait est celui du quatuor à cordes. On sait que Beethoven fut un grand compositeur de quatuors à cordes, qu’il en a écrit un grand nombre. Ainsi, les vents sont remplacés par un quatuor à cordes de solistes. Bien sûr, si vous recherchez les mêmes qualités, vous risquez d’être déçus. Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas l’éclat des trompettes et des timbales, c’est ici la fougue, la vitalité, l’énergie, les contrastes mais aussi le grand parcours de la symphonie… ce parcours du combattant de la révolution qui part de l’écrasement total et de la peur et qui la domine jusqu’à la fin de la symphonie dans un triomphe incroyable. »

Étonnamment, le retrait des  3 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 3 trombones, et 2 timbales, sans compter la réduction massive des cordes à 19 instrumentistes, n’est pas aussi marquée qu’on ne l’aurait imaginé au départ. Preuve que Jean-François Rivest sait faire sonner un orchestre chambre pour ainsi titiller notre curiosité avec cette ingénieuse réduction d’orchestre. 

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The Smile sans détours, sans dentelle, sans…

par Alain Brunet

À l’écoute de l’album A Light for Attraction, l’union heureuse des superstars Thom Yorke et Jonny Greenwood ainsi que  de Tom Skinner, batteur du groupe Sons of Kemet techniquement supérieur à celui de Radiohead (Phil Selway) annonçait vendredi une rencontre relevée au MTELUS –  là même où fut présenté le concert mythique du non moins mythique Ok Computer, soit en 1997.

Les deux principaux créateurs de Radiohead étant réunis pour une première fois dans un excellent projet, autre que leur fameux groupe d’Oxford, tous les espoirs d’une soirée magistrale étaient permis.

Majoritairement quadras et quinquas, les fans québécois ont rempli à craquer l’amphithéâtre, pour employer un euphémisme. Une soirée, donc, plus concert que spectacle, vu l’économie d’effets spéciaux – jolis éclairages, néanmoins. Et plus rock, vu le personnel réduit de trois musiciens. 

Au MTELUS, Thom Yorke et Jonny Greenwood ont remisé des ballots de dentelle de A Light for Attraction, ils en ont réduit la proposition studio pour privilégier  une prestation plus crue, sans détours, parfois à la limite du jam ébouriffé. Bref, ils ont émondé une part congrue de ce qui rend leur travail distinct du rock conventionnel : la musique de chambre contemporaine, l’exploration électronique, les musiques non occidentales, les mesures composées ou même le jazz. 

Pourquoi alors simplifier la proposition de l’album ? Quel est l’intérêt d’en balancer une version réduite ? L’ajout sporadique d’un saxophoniste de bonne tenue mais sans angle d’attaque particulier (Robert Stillman, également prévu en première partie) était-il suffisant pour étancher notre soif? Pas sûr… 

Revenir  à un cadre rock plus débridé et moins arrangé après avoir dressé la nappe avec un enregistrement plein et inspiré, enrichi en concert de trois pièces inédites sans compter une autre tirée de la production solo de Thom Yorke, consiste peut-être à tenir les fans (et leur portefeuille) pour acquis. 

Soirée décevante, donc, pour les conditions d’écoute et pour cette prétendue crudité rock qui n’est plus depuis longtemps l’arme principale de Thom Yorke et Jonny Greenwood. Perception parmi d’autres (plus positives), bien évidemment. 

PROGRAMME

The Same
Thin Thing
The Opposite
Speech Bubbles
Free in the Knowledge
A Hairdryer
Waving a White Flag
Colours Fly (inédite)
We Don’t Know What Tomorrow Brings
Bending Hectic (inédite)
Skrting on the Surface
Pana-Vision
People on Balconies (inédite)
The Smoke
You Will Never Work in Television Again

Open the Floodgates
Read the Room (inédite)
Feeling Pulled Apart by Horses (Thom Yorke)

Le Rituaels envoûtant de Collectif9

par Frédéric Cardin

Rituaels de Collectif9 a débuté par un projet vidéo d’une grande qualité en 2019. Le concert-mise en scène-expérience musico-visuelle mystique incluant des musiques de Hildegarde de Bingen, Arvo Pärt, Nicole Lizée, Bryce Dessner, Jocelyn Morlock et Michael Tippett devait par la suite être présenté devant public. Or, une certaine pandémie est venue bousculer les priorités du monde entier et le tout s’est retrouvé sur une tablette. Nous voici dans le monde d’après, où les possibilités de l’avant semblent de nouveau réalisables. C’est exactement ce qui s’est passé, le samedi 19 novembre dernier à l’église Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, où le band de cordes montréalais a finalement été en mesure de présenter devant du vrai monde le concept imaginé par le leader de la troupe, le contrebassiste Thibault Bertin-Maghit. Je suis heureux de pouvoir vous dire que le vrai monde était au rendez-vous, en nombre, et que ce qui nous avait semblé envoûtant en vidéo l’était encore plus sur scène.

La mise en scène, dépouillée mais empreinte d’une aura mystique, plaçait les spectateurs devant des voiles blancs habillant une partie du devant de l’église. Les neuf cordistes ont amorcé cette messe nouveau genre en entrant à pas lents par les côtés de part en part du choeur, puis se sont installés au milieu du transept, avant de revenir vers le choeur, et finalement terminer le périple symbolique-spirituel tout au fond, dans le déambulatoire, juste en dessous de la croix. Des lampes sur pied déployant une ambiance calme, intime et chaleureuse créaient une atmosphère subtile et propice au recueillement et à la méditation. La chorégraphe et danseuse Stacey Désilier, tout de blanc vêtue, agissait à titre de guide allégorique des transformations émotionnelles par lesquelles Rituaels nous invitait à passer. 

Lisez l’entrevue réalisée avec le groupe lors de la création de Rituaels

Bien entendu, c’est à la musique que revient le mérite final du succès de ce concert classique 2.0. La programmation était savamment conçue pour transporter l’auditeur dans un arc dramatique allant crescendo jusqu’à un summum extatique central, suivi d’un decrescendo final apaisant, mais non dénué de doute et d’incertitude.

Un festin pour les oreilles, les yeux et l’esprit que l’on vous souhaite accessible bientôt, peu importe où vous vous trouvez au Québec, au Canada et dans le monde. 

Kælan Mikla au Ritz PDB, le 30 octobre 2022

par Geneviève Gauthier

Amateurs de synth-punk et autres curieux étaient rassemblés, la veille de l’Halloween, pour accueillir le trio islandais Kælan Mikla au Ritz PDB. Montréal étant le vingt-troisième arrêt d’une tournée nord-américaine d’un mois, durant laquelle Kælan Mikla promeut Undir Köldum Norðurljósum (Under The Cold Northern Lights), son quatrième album. C’est un spectacle bien rodé que Laufey Soffía Þórsdóttir (voix), Margrét Rósa Dóru-Harrýsdóttir (basse) et Sólveig Matthildur Kristjánsdóttir (clavier) nous ont offert.

Quoiqu’il soit intéressant de découvrir l’évolution musicale des trois musiciennes par leur discographie, c’est sur scène que le projet de Kaelan Mikla prend tout son sens. Les musiciennes apparaissent soudées comme si un rite païen avait fait d’elles un seul et même organisme musical.

Compte tenu de l’éventail de titres au menu, on a pu goûter autant aux pièces post-punk des débuts – comme Kalt (« froid »), où le texte est surtout rendu par des cris tourmentés – qu’au raffinement du plus récent album. Celui-ci réside dans les arrangements musicaux et dans le chant plus mélodieux de Laufey Soffía, notamment dans la chanson Sólstöđum (« solstice »). Sur scène comme sur disque, l’ambiance musicale sombre et les lignes de basses hypnotiques agissent tel un fil d’Ariane, à travers une décennie qui a vu Kaelan Mikla explorer différents courants musicaux tels que le post-punk, le gothique et la darkwave. D’ailleurs, même si elle se tenait discrètement en arrière-plan, la bassiste Margrét Rósa assurait une présence forte et bienveillante, nous incitant à rejoindre la messe de magie blanche à laquelle nous conviait, par sa gestuelle envoûtante, sa collègue Laufey Soffía.

L’identité visuelle de Kaelan Mikla est aussi soignée que son identité musicale : les costumes, le maquillage, les projections visuelles et l’éclairage renforcent l’impression d’assister à une expérience spirituelle unique. Expérience qui serait complète si on comprenait les paroles chantées en islandais, évoquant (merci aux outils de traduction en ligne) la sorcellerie, la nature qui nous entoure et les forces divines. Mais ce qu’on a perdu en incompréhension de la langue, on l’a gagné en expérience psychique. L’ambiance sonore particulière de Kaelan Mikla, doublée de mots aux sonorités résolument étrangères, a facilité l’atteinte d’un état mental nous propulsant dans un univers mystique qui nous sort de notre quotidien. C’était leur première prestation à Montréal et, aux dires de Laufey Soffía avec qui j’ai eu l’occasion de jaser en fin de soirée, le public montréalais a été leur public canadien préféré de la tournée. Que ce soit sincère ou non, il est vrai que l’auditoire semblait enchanté de l’intensité de la prestation. Et il est fort à parier que Kaelan Mikla a fidélisé un contingent de fans, ici, grâce à ce passage.


LAURA KRIEG
C’est avec une attitude apathique de circonstance que Laura Krieg, artiste montréalaise autodéclarée de « pop-synth-punk-brutaliste », s’est présentée sur scène pour nous proposer des arrangements efficaces et dénués d’artifices : percussions électroniques, synthétiseur, guitare et basse (rarement en même temps!). Le chant robotique et dépourvu d’émotions de Laura Krieg s’avère particulièrement efficace pour livrer les paroles coup-de-poing de Fin du travail, vie magique et Tout s’effondre tout va bien. C’est d’ailleurs les titres chantés en français qui se sont avérés les plus percutants.

Réel coup de cœur de la soirée, le post-punk de Laura Krieg est fortement inspiré de la vague cold-wave européenne des années 80, mais agrémenté d’une saveur moderne qui justifie à elle seule ce projet à contre-courant de ce que nous proposent les artistes locaux. D’ailleurs, elle nous confiait en fin de spectacle qu’une tournée européenne l’attend au printemps. On ne doute pas un instant que la réception sera excellente, en ces terres peut-être plus hospitalières pour ce genre de proposition musicale. Laura Krieg aura prouvé, hier soir au Ritz PDB, qu’elle a tout ce qu’il faut pour occuper plus de place dans le paysage musical contemporain.


KANGA
Tout juste avant le trio islandais, c’est la musicienne et productrice de musique électronique californienne Kanga qui était chargée de préparer l’atmosphère. Kanga a été de tous les spectacles de la tournée nord-américaine de Kaelan Mikla. On la considère comme l’une des figures dominantes de la darkwave actuelle. Pour la bande de Kaelan Mikla, Kanga est une sœur. Les pistes produites par Kanga étaient puissantes et tout indiquées pour un lendemain d’apocalypse, vous savez, lorsque l’envie de danser nous prend tout juste après avoir constaté qu’on y a survécu. Kanga avait une très belle présence scénique, son chant était juste; tous les ingrédients d’une prestation exceptionnelle y étaient, sauf un je-ne-sais-quoi vocal, qui a nous empêchés d’assister à une performance à la hauteur de la réputation de cette artiste. Était-ce la calibration du son, qui ne mettait pas assez en avant-plan la voix, ou alors le manque d’aisance de Kanga au chant? Ou peut-être que sa proposition musicale convient mieux aux très grandes salles, où l’on se laisse davantage porter par les rythmes et l’ambiance sonore, en étant moins attentifs au rendu vocal? Difficile à dire mais, au final Kanga mérite certainement une deuxième chance : on ne ratera pas sa prochaine escale montréalaise.


Photo de Kælan Mikla : Antoinette Pinet.

November Ultra au cœur de la chambre forte

par Luc Marchessault

Une fois franchies les colonnes de l’ancienne succursale de la Banque de Montréal, on se retrouve dans ce qui fut sans doute sa chambre forte : le Ministère, pièce cubique et propice à la claustrophobie. Il y a sans doute là plus de gens au mètre carré que n’importe où ailleurs à Montréal, en cette soirée du 11 septembre 2022. Trois cents spectateurs, selon nos sources. Cet auditoire compacté et ponctuel accueille à bras ouverts l’auteure-compositrice-interprète montréalaise Alicia Clara, qui réchauffe habilement la salle à coups d’airs vaporeux.

Entracte, puis November Ultra se pointe, vêtue d’une robe de mariée et seule avec sa guitare. Le public semble gagné d’avance, réagissant fraternellement aux propos de la jeune musicienne française, reprenant en chœur ses refrains. Après Miel, une ballade de rupture qu’une amie voulait ironiquement qu’elle interprète au mariage de sa sœur, November Ultra enchaîne avec Thelma & Louise, chanson qui « finit mieux que le film ». November Ultra chante surtout dans la langue de Taylor Swift. À l’occasion, elle intègre des couplets en espagnol à ses pièces, comme dans Monomania et Soft & Tender. Et deux mots en français – « Ça ira » – dans Open Arms. Elle reprend également Maria de la O’, une chanson traditionnelle espagnole que lui a enseignée son papi Ramón, mentor musical qui a 90 ans et s’amuse sur TikTok.

Douée d’une voix d’or, c’est-à-dire juste, émouvante, puissante et nuancée, November Ultra œuvre au confluent du blues, de la pop-folk, de la blue-eyed soul et de la copla espagnole, sur les traces chansonnières de Bessie Smith, June Tabor, Dusty Springfield et Lola Flores. On sait qu’elle a fait dix ans de conservatoire, onze ans de piano classique, qu’elle a appris la guitare à l’oreille et qu’elle fait « des accords n’importe quoi », comme elle l’avait expliqué à notre collaboratrice Anne-Sophie Rasolo dans cette entrevue. « L’émotion prime sur la technicité », avait-elle aussi précisé.

Les interludes sont meublés de propos hilarants; c’est qu’elle parle, November Ultra. Ça va de Harry Styles aux « DM » (direct messages) sur Instagram, en passant par sa mère de 60 ans, par l’artiste conceptuel Robert Montgomery (qui a écrit « Les gens qu’on aime deviennent des fantômes à l’intérieur de nous ») et une foule d’autres sujets généralement personnels. Les gens aiment avec raison, car sa vivacité d’esprit est remarquable : « Vous allez voir, cette chanson est vraiment basée sur des faits réels, car les premières paroles sont “I talk too much” »…

La soirée s’est bellement terminée sur Soft & Tender (« Ça veut dire doux et tendre, et c’est aussi très joli en français »). La prochaine fois que cette jeune artiste extrêmement douée, sereine, drôle, attachante et en phase avec la pop mondiale haut de gamme se produira à Montréal, ce sera dans une salle beaucoup plus grande. Et les musicophiles qui ont bravé hier l’exiguïté et la chaleur étouffante du Ministère pourront dire que la première fois que November Ultra s’est pointée à Montréal, ils y étaient.

RETOUR SUR LE FME, TROISIÈME PARTIE : BONNIE TRASH

par Stephan Boissonneault

Bonnie Trash, projet shoegaze et drone-rock des sœurs jumelles Emmalia et Sarafina Bortolon-Vettor, de Guelph (Ontario), vient d’être recruté par l’étiquette torontoise Hand Drawn Dracula. Les frangines ont joué avec un groupe complet au bar-country Diable Rond de Rouyn-Noranda, et elles n’ont pas déçu l’auditoire.

Guidée par les histoires de fantômes et la présence de Maria, la défunte grand-maman de nos deux sœurs, Bonnie Trash est une formation obsédante. J’ai été subjuguée par le jeu de guitare frénétique d’Emmalia, tandis que la voix de fée criarde de Sarafina émergeait d’un mur de bruit.

Par moments, j’ai eu l’impression que Bonnie Trash invoquait des esprits, alors que le groupe présentait des titres de son premier album, Malocchio, qui sortira fin octobre. Le concept de l’album provient des histoires d’horreur que racontait la grand-mère d’Emmalia et de Sarafina, lorsqu’elles étaient enfants. Elles n’ont jamais oublié ces contes et y ont songé lorsqu’elles se sont lancées en musique.

Le dialecte que parlait leur aïeule est le veneto, une langue en voie de disparition, et la transmission sonore de ces histoires de fantômes est devenue une forme de préservation du patrimoine culturel. La prestation était lourde, beaucoup de riffs semblaient tangibles, comme si on pouvait les arracher aux cieux.

RETOUR SUR LE FME, DEUXIÈME PARTIE : GRIM STREAKER ET GUSTAF

par Stephan Boissonneault

Grim Streaker
L’alliage furieux d’art-punk et de post-punk du groupe canado-new-yorkais Grim Streaker est captivant et terrifiant. Sur scène, la chanteuse Amelia Bushell est impassible et grinçante; avec ses yeux tordus et sa moue chaotique, on ne peut pas dire si elle est stimulée ou possédée lorsqu’elle chante les chansons du plus récent microalbum de Grim Streaker, Mind.

Elle portait un costume à rayures qui nous donnait l’impression qu’un banquier dérangé nous guidait à travers l’album photo d’une vie dépravée. Beaucoup de spectateurs ont savouré chaque instant de ce spectacle. La guitare, la batterie et la basse bruyantes et mélodiques nous incitaient à danser. Hypnotisés par Amelia Bushell, nous aurions probablement exécuté n’importe lequel de ses ordres. Il y a eu quelques moments drôles, comme lorsque les musiciens ont commencé à distribuer des croustilles à tout le monde, se nourrissant de l’énergie de cette débauche.

Gustaf
Gustaf, un autre groupe art-punk de New York, constituait une suite parfaite à Grim Streaker, compte tenu de leurs similitudes mais aussi de leurs différences. La folie de Gustaf sur scène ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir auparavant. C’est un genre différent, qui semble émaner du mouvement dadaïste de l’art de la performance. C’est une autosatire frénétique parsemée d’inconnu.

Je m’attendais presque à ce que les membres du groupe se mettent à détruire leurs instruments, lorsque la chanteuse Lydia s’est mise à se frapper le visage à répétition pour faire passer un message. On aurait dit une séance de thérapie de toxicomane grave. La musique ainsi que les voix distordues et profondes étaient troublantes, voire un peu rebutantes. Mais ce groupe a été adoubé par le roi de l’étrange lui-même, Beck. Si vous en avez l’occasion de voir ce groupe sur scène, ne la ratez surtout pas.

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